Les Villes
Oh ! ces villes, par l’or putride envenimées !
Clameurs de pierre et vols et gestes de fumées,
Dômes et tours d’orgueil et colonnes debout
Dans l’espace qui vibre et le travail qui bout,
En aimas-tu l’effroi et les affres profondes
O toi, le voyageur
Qui t’en allais triste et songeur
Par les gares de feu qui ceinturent le monde ?Cahots et bonds de trains par au-dessus des monts !
L’intime et sourd tocsin qui enfiévrait ton âme
Battait aussi dans ces villes, le soir ; leur flamme
Rouge et myriadaire illuminait ton front,
Leur aboi noir, leur cri vengeur, leur han fécond
Etaient l’aboi, le cri, le han de ton coeur même ;
Ton être entier était tordu en leur blasphème,
Ta volonté jetée en proie à leur torrent
Et vous vous maudissiez tout en vous adorant.Oh ! leurs élans, leurs chocs, leurs blasphèmes, leurs crimes
Et leurs meurtres plantés dans le torse des lois !
Le coeur de leurs bourdons, le front de leurs beffrois
Ont oublié le nombre exact de leurs victimes ;
Leur monstrueux amas barre le firmament ;
Le siècle et son horreur se condensent en elles,
Mais leur âme contient la minute éternelle
Qui date, au long des jours innombrables, le temps.D’âge en âge l’histoire est fécondée
Sous l’afflux d’or de leur idées ;
Leur moelle et leur cerveau
Se ravivent du sang nouveau
Qu’infuse au monde vieux l’espoir ou le génie.Elles illuminent l’audace et communient
Avec l’espace et fascinent les horizons.
Leur magnétisme est fort comme un poison.
Tout front qui domine les autres,
Savant, penseur, poète, apôtre,
Mêle sa flamme à la lueur de leurs brasiers.
Elles dressent vers l’inconnu les escaliers
Par où monte l’orgueil des recherches humaines
Et broient, sous leurs pieds clairs, l’erreur qui tend ses chaînes
De l’univers à l’homme et des hommes à Dieu.Avez-vous vu, le soir, leurs couronnes de feu,
Temples de verre et d’or assis sur les collines,
D’où se braquent vers les étoiles sybillines
Les monstrueux regards des lentilles d’airain ?
Et puis, en des quartiers silencieux, soudain,
Avez-vous visité les hauts laboratoires
Où l’on poursuit, de calcul en calcul,
De chaînon en chaînon, de recul en recul,
A travers l’infini, la vie oscillatoire ?L’homme qui juge, pense et veut,
S’y contrôle et s’y mesure soi-même.
Tous les secrets, tous les problèmes,
Depuis cent ans y sont l’enjeu
D’une lutte géante avec la destinée.
Combats méticuleux et science acharnée !
L’énigme est là, dont on cherche les yeux
Et qu’on frôle toujours, comme une bête hagarde,
Pour épier l’instant prodigieux,
Où, tout à coup, ces yeux vaincus se dardent,
Refoulant l’ombre et dévoilant la vérité.
Alors, les vents, les flots, la nuit, les cieux, les astres,
Les ponts massant sous eux les blocs de leurs pilastres,
Les basaltes du port, les murs de la cité
Pourraient frémir, aux quatre coins de l’étendue,
Qu’ils ne trembleraient pas d’un plus profond bonheur
Que l’âme ardente du chercheur,
Sur sa conquête suspendue !Quelque chose du monde est tout à coup changé,
Par ce jaillissement brutal hors des ténèbres ;
Il n’importe qu’on nie ou qu’on célèbre
L’homme dont le génie a saccagé
Les mystères barrés par des portes hostiles,
Sa force est résorbée en la force des villes
Et leur énorme vie en est encor grandie !Ainsi, de laps en laps, ceux qui pensent dédient
A l’avenir humain l’ardeur de leur cerveau ;
Et tandis qu’ils vivent pour des pensers nouveaux,
D’autres qui travaillent pour les foules – se lèvent.Ceux-ci sont les ardents et les martyrs du rêve
Qu’ils entrevoient, là-bas, par des jardins de sang,
Marcher, pour aboutir au seuil resplendissant
Des temps où la justice aura dompté les hommes.
L’erreur a promulgué des lois, noirs axiomes,
Qu’on doit ronger sans cesse, en attendant le jour
De les casser à coups d’émeute ou de révolte ;
S’il faut le rouge engrais pour les pures récoltes,
S’il faut la haine immense avant l’immense amour,
S’il faut le rut et la folie aux coeurs serviles,
Les bonds des tocsins noirs soulèveront les villes
En hurlante marée, autour des droits nouveaux.Et dans les halls blafards des vieux faubourgs, là-haut,
Où les lueurs du gaz illimitent les gestes,
Les voix, les cris, les poings des tribuns clairs attestent
Que les besoins de tous sont le cercle du droit.
Textes, règles, codes, tables, bibles, systèmes,
Mots solennels qu’on débite à faux poids :
L’homme, dans l’univers n’a qu’un maître, lui-même,
Et l’univers entier est ce maître, dans lui.
Le tribun, parle haut et fort ; son verbe luit,
Sauvage et ravageur, comme un vol de comète ;
Il est le fol drapeau tendu vers la conquête ;
Si quelquefois il prend la foule pour tremplin,
Qu’importe, il est celui dont le désir est plein,
Jusques au bord, de la sève des renaissances ;
La colère, le désespoir, l’effervescence,
Le silence orageux brûlent entre ses mains,
Il est, à sa manière, un grand roi souterrain
Qqi regarde s’enfler toutes forces soudaines.
Et quand, par un accord simple et fatal, s’enchaîne
Ce que veut le tribun, ce que veut le chercheur,
Il n’est aucun éclair brandi de la terreur,
Aucun ordre qui ploie, aucun pouvoir qui gronde,
Pour écraser, sous lui, la victoire du monde.
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Émile Adolphe Gustave Verhaeren, né à Saint-Amand dans la province d’Anvers, Belgique, le 21 mai 1855 et mort à Rouen le 27 novembre 1916, est un poète belge flamand, d’expression française. Dans ses poèmes influencés par le symbolisme, où il pratique le vers libre, sa conscience sociale lui fait évoquer les grandes villes... [Lire la suite]
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