Moine Épique
On eût dit qu’il sortait d’un désert de sommeil,
Où, face à face, avec les gloires du soleil,Sur les pitons brûlés et les rochers austères,
S’endorts la majesté des lions solitaires.Ce moine était géant, sauvage et solennel,
Son corps semblait bâti pour un œuvre éternel,Son visage, planté de poils et de cheveux,
Dardait tout l’infini par les trous de ses yeux ;Quatre-vingts ans chargeaient ses épaules tannées
Et son pas sonnait ferme à travers les années ;Son dos monumental se carrait dans son froc,
Avec les angles lourds et farouches d’un roc ;Ses pieds semblaient broyer des choses abattues
Et ses mains ébranler des socles de statues,Comme si le Christ-Dieu l’eût forgé tout en fer,
Pour écraser sous lui les rages de l’enfer.-
C’était un homme épris des époques d’épée,
Où l’on jetait sa vie aux vers de l’épopée,Qui dans ce siècle flasque et dans ce temps bâtard,
Apôtre épouvantant et noir, venait trop tard,Qui n’avait pu, selon l’abaissement, décroître,
Et même était trop grand pour tenir dans un cloître,Et se noyer le cœur dans le marais d’ennui
Et la banalité des règles d’aujourd’hui.-
Il lui fallait le feu des grands sites sauvages,
Les rocs violentés par de sombres ravages,Le ciel torride et le désert et l’air des monts,
Et les tentations en rut des vieux démonsAgaçant de leurs doigts la chair en fleur des gouges
Et lui brûlant la lèvre avec des grands seins rouges,Et lui bouchant les yeux avec des corps vermeils,
Comme les eaux des lacs avec l’or des soleils.-
On se l’imaginait, au fond des solitudes,
Marmorisé dans la raideur des attitudes,L’esprit durci, le cœur blême de chasteté,
Et seul, et seul toujours avec l’immensité.On le voyait marcher au long des mers sonnantes,
Au long des bois rêveurs et des mares stagnantes,Avec des gestes fous de voyant surhumain,
Et s’en venir ainsi vers le monde romain,N’ayant rien qu’une croix taillée au cœur des chênes,
Mais la bouche clamant les ruines prochaines,Mais fixes les regards, mais énormes les yeux,
Barbare illuminé qui vient tuer les dieux.
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Émile VERHAEREN
Émile Adolphe Gustave Verhaeren, né à Saint-Amand dans la province d’Anvers, Belgique, le 21 mai 1855 et mort à Rouen le 27 novembre 1916, est un poète belge flamand, d’expression française. Dans ses poèmes influencés par le symbolisme, où il pratique le vers libre, sa conscience sociale lui fait évoquer les grandes villes... [Lire la suite]
- J'ai cru à tout jamais notre joie engourdie
- Les Meules qui Brûlent
- Les Vêpres
- Les Saints, les Morts, les Arbres et le Vent
- S'il était vrai
- Sois-nous propice et consolante encor...
- Lorsque ta main confie, un soir...
- La glycine est fanée et morte est...
- Si d'autres fleurs décorent la maison
- Que nous sommes encor heureux et fiers de...
Saint Poziom
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Il visite souvent la chapelle gothique ;
Saint Poziom est le nom de ce moine spectral.
Le vitrail effondré laisse entrer le mistral
Qui engourdit mon âme ainsi qu’un narcotique.
La chapelle est banale et n’a rien d’exotique ;
Mais j’entends le fantôme, et son chant sépulcral
N’est assurément pas un effet théâtral,
On dirait bien plutôt un refrain psychotique.
Dis-je me demander si maintenant je dors
Dans ma douillette chambre où le silence est d’or ?
Que j’aimerais pouvoir interroger la lune !
Ne l’ai-je déjà fait, ce rêve au goût de mort ?
N’est-il point familier, le livre dont il sort ?
Aloysius, farceur, prophète de fortune !
« Dois-je me demander si maintenant je dors »
(début du premier tercet)
Loin de Poséidon
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Ce moine solitaire, un enfant de Neptune,
Aurait pu occuper les plus dignes emplois ;
Il préfère accepter le fardeau de la Loi,
Ayant abandonné son goût pour la fortune.
Il a su vaincre aussi les pensées importunes,
Lui qui ne fut jamais un esclave des rois :
Il fredonne son psaume, il contemple la croix,
Puis il boit du vin frais aux heures opportunes.
Il ne rencontre pas d’agresseurs démentiels
Ni de monstres issus d’un monde artificiel ;
Il lit des oraisons, dans la paix de son âme.
Comme chacun de nous, ce moine doit mourir.
Le fils du charpentier viendra le secourir,
Il le préservera de l’infernale flamme.
Ermite maudit
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Un démon le rejoint chaque fois qu’il sommeille,
Son âme flotte alors en pleine obscurité ;
Lui qui n’a sur cet être aucune autorité,
C’est dans de grands tourments que plus tard il s’éveille.
Comme la pauvre Alice au Pays des Merveilles,
Toujours en pure perte il cherche la clarté ;
Le succube est tenace, il ne peut l’écarter,
Le moine quelquefois rougit jusqu’aux oreilles.
Cet homme tourmenté voudrait faire le mort,
Mais il n’y parvient point, malgré tous ses efforts,
Cet être d’inframonde est une sale bête.
L’ange gardien lui-même éprouve de la peur,
Lui qui pour ces raisons se met martel en tête ;
Je le vois, près du lit, plongé dans la stupeur.
Chapelle de Nulle Part
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Sur le porche figure une inscription gothique,
Un errant la déchiffre au soleil vespéral ;
Il lui semble que c’est un précepte moral
Issu probablement d’une sagesse antique.
Le fantôme du lieu, fredonnant un cantique,
Hante paisiblement ce décor minéral ;
Il habita jadis auprès d’un littoral,
Une rive propice aux rêves romantiques.
Dans son nid, sur le mur, une hirondelle dort,
En songe elle se croit une guivre aux yeux d’or ;
Le vagabond s’éloigne, éclairé par la lune.
Dans cette basse nef ne viennent que des morts ;
Ils n’ont nullement l’air de déplorer leur sort,
Le trépas fut pour eux la fin des infortunes.