On loge à la nuit
Aventurier conduit par le louche destin,
Pour y passer la nuit, jusqu’à demain matin,
Entre à l’auberge Louvre avec ta rosse Empire.Molière te regarde et fait signe à Shakspeare ;
L’un te prend pour Scapin, l’autre pour Richard trois.
Entre en jurant, et fais le signe de la croix.
L’antique hôtellerie est toute illuminée.
L’enseigne, par le temps salie et charbonnée,
Sur le vieux fleuve Seine, à deux pas du Pont-Neuf,
Crie et grince au balcon rouillé de Charles neuf ;
On y déchiffre encor ces quelques lettres : – Sacre ; -
Texte obscur et tronqué, reste du mot Massacre.Un fourmillement sombre emplit ce noir logis.
Parmi les chants d’ivresse et les refrains mugis,
On rit, on boit, on mange, et le vin sort des outres.
Toute une boucherie est accrochée aux poutres.
Ces êtres triomphants ont fait quelque bon coup.
L’un crie : assommons tout ! et l’autre : empochons tout !
L’autre agite une torche aux clartés aveuglantes.
Par places sur les murs on voit des mains sanglantes.
Les mets fument ; la braise aux fourneaux empourprés
Flamboie ; on voit aller et venir affairés,
Des taches à leurs mains, des taches à leurs chausses,
Les Rianceys marmitons, les Nisards gâte-sauces ;
Et, – derrière la table où sont assis Fortoul,
Persil, Piétri, Carlier, Chapuys le capitoul,
Ducos et Magne au meurtre ajoutant leur paraphe,
Forey dont à Bondy l’on change l’orthographe,
Rouher et Radetzky, Haynau près de Drouyn, -
Le porc Sénat fouillant l’ordure du grouin.
Ces gueux ont commis plus de crimes qu’un évêque
N’en bénirait. Explore, analyse, dissèque,
Dans leur âme où de Dieu le germe est étouffé,
Tu ne trouveras rien. – Sus donc, entre coiffé
Comme Napoléon, botté comme Macaire.
Le général Bertrand te précède ; tonnerre
De bravos. Cris de joie aux hurlements mêlés.
Les spectres qui gisaient dans l’ombre échevelés
Te regardent entrer et rouvrent leurs yeux mornes
Autour de toi s’émeut l’essaim des maritornes,
A beaucoup de jargon mêlant un peu d’argot ;
La marquise Toinon, la duchesse Margot,
Houris au coeur de verre, aux regards d’escarboucles.
Maître, es-tu la régence ? on poudrera ses boucles
Es-tu le directoire ? on mettra des madras.
Fais, ô bel étranger, tout ce que tu voudras.
Ton nom est million, entre ! – Autour de ces belles
Colombes de l’orgie, ayant toutes des ailes,
Folâtrent Suin, Mongis, Turgot et d’Aguesseau,
Et Saint-Arnaud qui vole autrement que l’oiseau.
Aux trois quarts gris déjà, Reibell le trabucaire
Prend Fould pour un curé dont Sibour est vicaire.Regarde, tout est prêt pour te fêter, bandit.
L’immense cheminée au centre resplendit.
Ton aigle, une chouette, en blasonne le plâtre.
Le boeuf Peuple rôtit tout entier devant l’âtre
La lèchefrite chante en recevant le sang ;
A côté sont assis, souriant et causant,
Magnan qui l’a tué, Troplong qui le fait cuire.
On entend cette chair pétiller et bruire,
Et sur son tablier de cuir, joyeux et las,
Le boucher Carrelet fourbit son coutelas.
La marmite budget pend à la crémaillère.
Viens, toi qu’aiment les juifs et que l’église éclaire,
Espoir des fils d’Ignace et des fils d’Abraham,
Qui t’en vas vers Toulon et qui t’en viens de Ham,
Viens, la journée est faite et c’est l’heure de paître.
Prends devant ce bon feu ce bon fauteuil, ô maître.
Tout ici te vénère et te proclame roi ;
Viens ; rayonne, assieds-toi, chauffe-toi, sèche-toi,
Sois bon prince, ô brigand ! ô fils de la créole,
Dépouille ta grandeur, quitte ton auréole ;
Ce qu’on appelle ainsi dans ce nid de félons,
C’est la boue et le sang collés à tes talons,
C’est la fange rouillant ton éperon sordide.
Les héros, les penseurs portent, groupe splendide,
Leur immortalité sur leur radieux front ;
Toi, tu traînes ta gloire à tes pieds. Entre donc,
Ote ta renommée avec un tire-bottes.
Vois, les grands hommes nains et les gloires nabotes
T’entourent en chantant, ô Tom-Pouce Attila !
Ce boeuf rôtit pour toi ; Maupas, ton nègre, est là ;
Et, jappant dans sa niche au coin du feu, Baroche
Vient te lécher les pieds tout en tournant la broche.Pendant que dans l’auberge ils trinquent à grand bruit,
Dehors, par un chemin qui se perd dans la nuit,
Hâtant son lourd cheval dont le pas se rapproche,
Muet, pensif, avec des ordres dans sa poche,
Sous ce ciel noir qui doit redevenir ciel bleu,
Arrive l’avenir, le gendarme de Dieu.1er février.
Poème préféré des membres
Aucun membre n'a ajouté ce poème parmi ses favoris.
Commentaires
Rédiger un commentaire
Victor HUGO
Victor-Marie Hugo, né le 26 février 1802 à Besançon et mort le 22 mai 1885 à Paris, est un écrivain, dramaturge, poète, homme politique, académicien et intellectuel engagé français, considéré comme l’un des plus importants écrivains romantiques de langue française. Fils d’un général d’Empire souvent... [Lire la suite]
- Approchez-vous. Ceci, c'est le tas des...
- Le Progrès calme et fort, et toujours...
- L'histoire a pour égout des temps comme les...
- Quand l'eunuque régnait à côté du césar
- A un qui veut se détacher
- Pasteurs et troupeaux
- Ainsi les plus abjects, les plus vils, les...
- Ce serait une erreur de croire que ces choses
- Ô Robert, un conseil. Ayez l'air moins...
- A propos de la loi Faider
Porcs-valets
--------------
Ce sont les porcs-valets, contents de leur destin,
Apportant à Monsieur le journal du matin ;
Ils ne lâcheraient pas l'emploi pour un empire,
Chacun se veut ilote, esclave, ou même pire.
L'un se prend pour Scapin, l'autre pour Michel Droit ;
Et toujours, vaillamment, chacun porte sa croix,
L'âme par le service étant illuminée,
Le corps s'embellissant de vestes galonnées.
Bien plus que d'Henri Quatre, à deux pas du Pont-Neuf,
Ils sont admiratifs, à Poissy, de Louis Neuf,
Non tant pour la beauté des prières du sacre,
Mais pour la sainteté qu'il eut dans les massacres.