Poème 'Mon Village' de Émile VERHAEREN dans 'Toute la Flandre'

Mon Village

Émile VERHAEREN
Recueil : "Toute la Flandre"

Une place minime et quelques rues,
Avec un Christ au carrefour ;
Et l’Escaut gris et puis la tour
Qui se mire, parmi les eaux bourrues ;
Et le quartier du Dam, misérable et lépreux,
Jeté comme au hasard vers les prairies ;
Et près du cimetière aux buis nombreux,
La chapelle vouée à la Vierge Marie,
Par un marin qui s’en revint
On ne sait quand
Des Bermudes ou de Ceylan ;
Tel est – je m’en souviens après combien d’années -
Le village de Saint-Amand
Où je suis né.
C’est là que je vécus mon enfance angoissée,
Parmi les gens de peine et de métier,
Corroyeurs, forgerons, calfats et charpentiers,
Avec le fleuve immense au bout de ma pensée.

Les jours de franc soleil et de belle saison,
Aux fenêtres de ma maison
Je regardais passer et luire
La voile au vent des beaux navires.
J’étais l’ami de l’horloger et du charron
Et du vannier et du marchand de cordes.
J’étais un vaurien doux : toute la horde
Des va-nu-pieds m’appelaient par mon nom ;
Et les mois d’or et de fruits rouges
J’allais, le soir venu, de bouge en bouge,
Chercher l’un d’eux pour m’en aller,
Avec son aide, à pas légers,
Voler
Dans les vergers.

Jean Til, le vieux sonneur de messe,
Pour me complaire un peu m’amenait voir,
L’été, avant que ne tombât le soir,
Le gros bourdon qui sonnait les kermesses.
Je m’appuyais sur des planchers légers,
Je m’accrochais aux pliantes échelles,
Je faisais fuir de leurs nids clairs les hirondelles
J’avais grand’peur, mais j’adorais ce court danger
D’être si haut
Sans trop savoir comment descendre.
Aux doigts collaient la poussière et la cendre,
De vieux plâtras pendaient comme autant de lambeaux,
J’eusse voulu monter, monter, jusques au faîte,
Où nichaient les hiboux, où pleuraient les chouettes,
Pour voir, au bout des grand’routes et leurs sillages,
Avec leurs croix et leurs coqs lourds,
Les autres tours,
Les tours,
Là-bas, des plus lointains villages.
J’avais l’orgueil de mon clocher
Et les querelles étaient chaudes,
Les jours de foire ou de marché,
Quand ceux d’Opdorp ou de Baesrode
Vantaient trop hardiment le leur.
Le mien m’était un champion de pierre
Carrant si largement sa force et sa valeur,
Dans la lumière,
Que nul sans m’insulter ne le pouvait narguer.
J’eusse voulu l’instituer
Maître suprême et roi de ma contrée.
Aussi de quelle angoisse et de quelle douleur,
Mon âme en deuil fut atterrée,
La nuit queje le vis tout ruisselant de feux
S’affaisser mort, dans l’ancien cimetière,
Le front fendu par le milieu,
A coup d’éclairs et de tonnerres.

Il lui fallut trois ans pour ressurgir au jour !
Trois ans pour se dresser vainqueur de sa ruine !
Trois ans que je gardai, dans ma poitrine,
La blessure portée à mon naïf amour !

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Commentaires

  1. J'aime traîner au fil des rues.
    Grâce au hasard des carrefours,
    J'aime découvrir tour à tour,
    Sur les trottoirs des avenues,
    Des magasins pimpants, ou parfois ténébreux,
    Des impasses qui vont vers de vertes prairies,
    Des boulevards flambant d'éclairages nombreux
    Où l'humble pauvreté au luxe se marie.

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  1. Villages s’endormant | Pays de poésie

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