Poème 'Vénus rustique' de Guy de MAUPASSANT dans 'Des vers'

Vénus rustique

Guy de MAUPASSANT
Recueil : "Des vers"

Les Dieux sont éternels. Il en naît parmi nous
Autant qu’il en naissait dans l’antique Italie,
Mais on ne reste plus des siècles à genoux,
Et, sitôt qu’ils sont morts, le peuple les oublie.
Il en naîtra toujours, et les derniers venus
Régneront malgré tout sur la foule incrédule,
Tous les héros sont faits de la race d’Hercule.
La vieille terre enfante encore des Vénus.

I

Un jour de grand soleil, sur une grève immense,
Un pêcheur qui suivait, la hotte sur le dos,
Cette ligne d’écume où l’Océan commence,
Entendit à ses pieds quelques frêles sanglots.
Une petite enfant gisait, abandonnée,
Toute nue, et jetée en proie au flot amer,
Au flot qui monte et noie ; à moins qu’elle fût née
De l’éternel baiser du sable et de la mer.

Il essuya son corps et la mit dans sa hotte,
Couchée en ses filets l’emporta triomphant,
Et, comme au bercement d’une barque qui flotte,
Le roulis de son dos fit s’endormir l’enfant.
Bientôt il ne fut plus qu’un point insaisissable,
Et le vaste horizon se referma sur lui,
Tandis que se déroule au bord de l’eau qui luit
Le chapelet sans fin de ses pas sur le sable.

Tout le pays aima l’enfant trouvée ainsi ;
Et personne n’avait de plus grave souci
Que de baiser son corps mignon, rose de vie,
Et son ventre à fossette, et ses petits bras nus.
Elle tendait les mains, par les baisers ravie,
Et sa joie éclatait en rires continus.

Quand elle put enfin s’en aller par les rues,
Posant l’un devant l’autre, avec de grands efforts,
Ses pieds sur qui roulait et chancelait son corps,
Les femmes l’acclamaient, pour la voir accourues.
Plus tard, vêtue à peine avec de courts haillons,
Montrant sa jambe fine en ses élans de chèvre,
À travers l’herbe haute au niveau de sa lèvre
Elle courut la plaine après les papillons,
Et sa joue attirait tous les baisers des bouches,
Comme une fleur séduit le peuple ailé des mouches.
Quand ils la rencontraient dans les champs, les garçons
L’embrassaient follement de la tête aux chevilles,
Avec la même ardeur et les mêmes frissons
Qu’en caressant le col charnu des grandes filles.
Les vieillards la faisaient danser sur leurs genoux ;
Ils enfermaient sa taille en leurs mains amaigries,
Et pleins des souvenirs de l’ancien temps si doux,
Effleuraient ses cheveux de leurs lèvres flétries.

Bientôt, quand elle alla rôder par les chemins,
Elle eut à ses côtés un troupeau de gamins
Qui fuyaient le logis ou désertaient la classe.
D’un signe elle domptait les petits et les grands,
Et du matin au soir, sans être jamais lasse,
Elle traîna partout ces amoureux errants.
Leurs cœurs, pour la séduire, inventaient mainte fraude.
Les uns, la nuit venue, allaient à la maraude,
Sautant les murs, volant des fruits dans les jardins,
Et ne redoutant rien, gardes, chiens ou gourdins ;
D’autres, pour lui trouver de mignonnes fauvettes,
Des merles au bec jaune, ou des chardonnerets,
Grimpaient de branche en branche au sommet des forêts.

Quelquefois on allait à la pêche aux crevettes.
Elle, la jambe nue et poussant son filet,
Cueillait la bête alerte avec un coup rapide ;
Eux regardaient trembler, à travers l’eau limpide,
Les contours incertains de son petit mollet.
Puis, lorsqu’on retournait, le soir, vers le village,
Ils s’arrêtaient parfois au milieu de la plage,
Et se pressant contre elle, émus, tremblant beaucoup,
La mangeaient de baisers en lui serrant le cou,
Tandis que grave et fière, et sans trouble, et sans crainte,
Muette, elle tendait la joue à leur étreinte.

II

Elle grandit, toujours plus belle, et sa beauté
Avait l’odeur d’un fruit en sa maturité.
Ses cheveux étaient blonds, presque roux. Sur sa face
Le dur soleil des champs avait marqué sa trace :
Des petits grains de feu, charmant et clairsemés.
Le doux effort des seins en sa robe enfermés
Gonflait l’étoffe, usant aux sommets son corsage.
Tout vêtement semblait taillé pour son usage,
Tant on la sentait souple et superbe dedans.
Sa bouche était fendue et montrait bien ses dents,
Et ses yeux bleus avaient une profondeur claire.
Les hommes du pays seraient morts pour lui plaire ;
En la voyant venir ils couraient au-devant.
Elle riait, sentant l’ardeur de leurs prunelles,
Puis passait son chemin, tranquille, et soulevant,
Au vent de ses jupons, les passions charnelles.
Sa grâce enguenillée avait l’air d’un défi,
Et ses gestes étaient si simples et si justes,
Que mettant sa noblesse en tout, quoi qu’elle fît,
Ses besognes les plus humbles semblaient augustes.

Et l’on disait au loin, qu’après avoir touché
Sa main, on lui restait pour la vie attaché.

Pendant les durs hivers, quand l’âpre froid pénètre
Les murs de la chaumière et les gens dans leurs lits,
Lorsque les chemins creux sont par la neige emplis,
Des ombres s’approchaient, la nuit, de sa fenêtre,
Et, tachant la pâleur morne de l’horizon,
Rôdaient comme des loups autour de sa maison.

Puis, dans les clairs étés, lorsque les moissons mûres
Font venir les faucheurs aux bras noirs dans les blés,
Lorsque les lins en fleur, au moindre vent troublés,
Ondulent comme un flot, avec de longs murmures,
Elle allait ramassant la gerbe qui tombait.
Le soleil dans un ciel presque jaune flambait,
Versant une chaleur meurtrière à la plaine ;
Les travailleurs courbés se taisaient, hors d’haleine.
Seules les larges faux, abattant les épis,
Traînaient leur bruit rythmé par les champs assoupis ;
Mais elle, en jupon rouge, et la poitrine à l’aise
Dans sa chemise large et nouée à son col,
Ne semblait point sentir ces ardeurs de fournaise
Qui faisaient se faner les herbes sur le sol.
Elle marchait alerte et portait à l’épaule
La gerbe de froment ou la botte de foin.
Les hommes se dressaient en la voyant de loin,
Frissonnant comme on fait quand un désir vous frôle,
Et semblaient aspirer avec des souffles forts
La troublante senteur qui venait de son corps,
Le grand parfum d’amour de cette fleur humaine !

Puis, voilà qu’au déclin d’un long jour de moisson,
Quand l’Astre rouge allait plonger à l’horizon,
On vit soudain, dressés au sommet de la plaine
Comme deux géants noirs, deux moissonneurs rivaux,
Debout dans le soleil, se battre à coups de faux !

Et l’ombre ensevelit la campagne apaisée.
L’herbe rase sua des gouttes de rosée ;
Le couchant s’éteignit, tandis qu’à l’orient
Une étoile mettait au ciel un point brillant.
Les derniers bruits, lointains et confus, se calmèrent :
Le jappement d’un chien, le grelot des troupeaux ;
La terre s’endormit sous un pesant repos,
Et dans le ciel tout noir les astres s’allumèrent.

Elle prit un chemin s’enfonçant dans un bois,
Et se mit à danser en courant, affolée
Par la puissante odeur des feuilles, et parfois
Regardant, à travers les arbres de l’allée,
Le clair miroitement du ciel poudré de feu.
Sur sa tête planait comme un silence bleu,
Quelque chose de doux, ainsi qu’une caresse
De la nuit, la subtile et si molle langueur
De l’ombre tiède qui fait défaillir le cœur,
Et qui vous met à l’âme une vague détresse
D’être seul. – Mais des pas voilés, des bonds craintifs,
Ces bruits légers et sourds que font les marches douces
Des bêtes de la nuit sur le tapis des mousses,
Emplirent les taillis de frôlements furtifs.
D’invisibles oiseaux heurtaient leur vol aux branches.

Elle s’assit, sentant un engourdissement
Qui, du bout de ses pieds, lui montait jusqu’aux hanches,
Un besoin de jeter au loin son vêtement,
De se coucher dans l’herbe odorante, et d’attendre
Ce baiser inconnu qui flottait dans l’air tendre.
Et parfois elle avait de rapides frissons,
Une chaleur courant de la peau jusqu’aux moelles.

Les points de feu des vers luisants dans les buissons
Mettaient à ses côtés comme un troupeau d’étoiles.

Mais un corps tout à coup s’abattit sur son corps ;
Des lèvres qui brûlaient tombèrent sur sa bouche,
Et dans l’épais gazon, moelleux comme une couche,
Deux bras d’homme crispés lièrent ses efforts.
Puis soudain un nouveau choc étendit cet homme
Tout du long sur le sol, comme un bœuf qu’on assomme ;
Un autre le tenait couché sous son genou
Et le faisait râler en lui serrant le cou.
Mais lui-même roula, la face martelée
Par un poing furieux. – À travers les halliers
On entendait venir des pas multipliés. –
Alors ce fut, dans l’ombre, une opaque mêlée,
Un tas d’hommes en rut luttant, comme des cerfs
Lorsque la blonde biche a fait bramer les mâles.
C’étaient des hurlements de colère, des râles,
Des poitrines craquant sous l’étreinte des nerfs,
Des poings tombant avec des lourdeurs de massue,
Tandis qu’assise au pied d’un vieux arbre écarté,
Et suivant le combat d’un œil plein de fierté,
De la lutte féroce elle attendait l’issue.
Or quand il n’en resta qu’un seul, le plus puissant,
Il s’élança vers elle, ivre et couvert de sang ;
Et sous l’arbre touffu qui leur servait d’alcôve
Elle reçut sans peur ses caresses de fauve !

III

Quand le feu prend soudain dans un village, on voit
L’incendie égrener, ainsi qu’une semence,
Ses flammes à travers le pays ; chaque toit
S’allume à son voisin comme une torche immense,
Et l’horizon entier flamboie. Un feu d’amour
Qui ravageait les cœurs, brûlait les corps, et, comme
L’incendie, emportait sa flamme d’homme en homme,
Eut bientôt embrasé le pays d’alentour.
Par les chemins des bois, par les ravines creuses,
Où la poussait, le soir, un instinct hasardeux,
Son pied semblait tracer des routes amoureuses,
Et ses amants luttaient sitôt qu’ils étaient deux.
Elle s’abandonnait sans résistance, née
Pour cette œuvre charnelle, et le jour ou la nuit,
Sans jamais un soupir de bonheur ou d’ennui,
Acceptait leurs baisers comme une destinée.
Quiconque avait suivi de la bouche ou des yeux
Tous les sentiers perdus de son corps merveilleux,
Cueillant ce fruit d’ivresse éternelle que sème
La Beauté dans ces flancs de déesse qu’elle aime,
Gardait au fond du cœur un long frémissement
Et, grelottant d’amour comme on tremble de fièvre,
Il la cherchait sans cesse avec acharnement,
Laissant tomber des mots éperdus de sa lèvre.

IV

Les animaux aussi l’aimaient étrangement.
Elle avait avec eux des caresses humaines,
Et près d’elle ils prenaient des allures d’amant.
Ils frottaient à son corps ou leurs poils ou leurs laines ;
Les chiens la poursuivaient en léchant ses talons ;
Elle faisait, de loin, hennir les étalons,
Se cabrer les taureaux comme auprès des génisses,
Et l’on voyait, trompé par ces ardeurs factices,
Les coqs battre de l’aile et les boucs s’attaquer
Front contre front, dressés sur leurs jambes de faunes.
Les frelons bourdonnants et les abeilles jaunes
Voyageaient sur sa peau sans jamais la piquer.
Tous les oiseaux du bois chantaient à son passage,
Ou parfois d’un coup d’aile errant la caressaient,
Nourrissant leurs petits cachés en son corsage.
Elle emplissait d’amour des troupeaux qui passaient,
Et les graves béliers aux cornes recourbées,
N’écoutant plus l’appel chevrotant du berger,
Et les brebis, poussant un bêlement léger,
Suivaient, d’un trot menu, ses grandes enjambées.

V

Certains soirs, échappant à tous, elle partait
Pour aller se baigner dans l’eau fraîche. La lune
Illuminait le sable et la mer qui montait.
Elle hâtait le pas, et sur la blonde dune
Aux lointains infinis et sans rien de vivant,
Sa grande ombre rampait très vite en la suivant.
En un tas sur la plage elle posait ses hardes,
S’avançait toute nue et mouillait son pied blanc
Dans le flot qui roulait des écumes blafardes,
Puis, ouvrant les deux bras, s’y jetait d’un élan.
Elle sortait du bain heureuse et ruisselante,
Se couchait tout du long sur la dune, enfonçant
Dans le sable son corps magnifique et puissant,
Et, quand elle partait d’une marche plus lente,
Son contour demeurait près du flot incrusté.
On eût dit à le voir qu’une haute statue
De bronze avait été sur la grève abattue,
Et le ciel contemplait ce moule de Beauté
Avec ses milliers d’yeux. – Puis la vague furtive
L’atteignant refaisait toute plate la rive !

VI

C’était l’Être absolu, créé selon les lois
Primitives, le type éternel de la race
Qui dans le cours des temps reparaît quelquefois,
Dont la splendeur est reine ici-bas, et terrasse
Tous les vouloirs humains, et dont l’Art saint est né.
Ainsi que l’Homme aima Cléopâtre et Phryné
On l’aimait ; et son cœur répandait, comme une onde,
Sa tendresse abondante et sereine sur tous.
Elle ne détestait qu’un être par le monde :
C’était un vieux berger perfide à qui les loups
Obéissaient.
Jadis une Bohémienne
Le jeta tout petit dans le fond d’un fossé.
Un pâtre du pays qui l’avait ramassé
L’éleva, puis mourut, lui laissant une haine
Pour quiconque était riche ou paraissait heureux,
Et, disait-on, beaucoup de secrets ténébreux.

L’enfant grandit tout seul sans famille et sans joies,
Menant paître au hasard des chèvres ou des oies,
Et tout le jour debout sur le flanc du coteau,
Sous la pluie et le vent et l’injure des bouches.
Alors qu’il s’endormait roulé dans son manteau,
Il songeait à ceux-là qui dorment dans leurs couches ;
Puis, quand le clair soleil baignait les horizons,
Il mangeait son pain noir en guettant par la plaine
Ce filet de fumée au-dessus des maisons
Qui dit la soupe au feu dans la ferme lointaine.

Il vieillit. – Un effroi grandit à ses côtés.
On en parlait, le soir, dans les longues veillées,
Et d’étranges récits à son nom chuchotés
Tenaient jusqu’au matin les femmes réveillées.
À son gré, disait-on, il guidait les destins,
Sur les toits ennemis faisait choir des désastres,
Et, déchiffrant ces mots de feu qui sont les astres,
Épelait l’avenir au fond des cieux lointains.
Tout le jour il roulait sa hutte vagabonde,
Ne se mêlant jamais aux hommes et souvent,
Quand il jetait des cris inconnus dans le vent,
Des voix lui répondaient qui n’étaient point du monde.
On lui croyait encore un pouvoir dans les yeux,
Car il savait dompter les taureaux furieux.

Et puis d’autres rumeurs coururent la contrée.

Une fille, qu’un soir il avait rencontrée,
Sentit à son aspect un trouble la saisir.
Il ne lui parla pas ; mais, dans la nuit suivante,
Elle se réveilla frissonnant d’épouvante ;
Elle entendait, au loin, l’appel de son désir.
Se sentant impuissante à soutenir la lutte,
Malgré l’obscurité redoutable, elle alla
Partager avec lui la paille de sa hutte !

Lors, suivant son caprice impur, il appela
Des filles chaque soir. Toutes, jeunes et belles,
Sans révolte pourtant, et sans pudeurs rebelles,
Prêtaient des seins de vierge aux choses qu’il voulait
Et paraissaient l’aimer bien qu’il fût vieux et laid.

Il était si velu du front et de la lèvre,
Avec des sourcils blancs et longs comme des crins,
Que, semblable au sayon qui lui couvrait les reins,
Sa figure semblait pleine de poils de chèvre !
Et son pied bot mettait sur la cime du mont,
Quand le soleil couchant jetait son ombre aux plaines,
Comme un sautillement sinistre de démon.

Ce vieux Satan rustique et plein d’ardeurs obscènes,
Près d’un coteau désert et sans verdure encor
Mais que les fleurs d’ajoncs couvraient d’un manteau d’or,
Par un brillant matin d’avril, rencontra celle
Que le pays entier adorait. – Il reçut
Comme un coup de soleil alors qu’il l’aperçut,
Et frémit de désir tant il la trouva belle.
Et leurs regards croisés s’attaquèrent. – Ce fut
La rencontre de Dieux ennemis sur la terre !
Il eut l’étonnement d’un chasseur à l’affût
Qui cherche une gazelle et trouve une panthère !
Elle passa. – La fleur de ses lourds cheveux blonds
Se confondit, au pied de la côte embaumée,
Comme un bouquet plus pâle, avec les fleurs d’ajoncs.
Pourtant elle tremblait, sachant sa renommée,
Et malgré le dégoût qu’elle sentait pour lui,
Redoutant son pouvoir occulte, elle avait fui.

Elle erra jusqu’au soir ; mais, à la nuit venue,
Elle s’épouvanta, pour la première fois,
De l’ombre qui tombait sur les champs et les bois.
Alors, en traversant une noire avenue,
Entre les rangs pressés des chênes, tout à coup,
Elle crut voir le pâtre immobile et debout.
Mais, comme elle partit d’une course affolée,
Elle ne sut jamais, dans son effarement,
Si ce qu’elle avait vu n’était pas seulement
Quelque tronc d’arbre mort au milieu de l’allée.

Et des jours et des mois passèrent. Sa raison,
Comme un oiseau blessé qui porte un plomb dans l’aile,
S’affaissait sous la peur incessante et mortelle.
Même elle n’osait plus sortir de sa maison,
Car sitôt qu’elle allait aux champs, elle était sûre
De voir le Vieux paraître au détour d’un chemin ;
Son œil rusé semblait dire : « C’est pour demain »,
Et mettait comme un fer ardent sur la blessure.

Bientôt un poids si lourd courba sa volonté
Qu’en son cœur engourdi de crainte vint à naître
Un besoin d’obéir à la fatalité.
Et, décidée enfin à se rendre à son Maître,
Elle alla le trouver par une nuit d’hiver.

La neige dont le sol était partout couvert
Étalait sa blancheur immobile. Une brise,
Qui paraissait venir du bout du monde, errait
Glaciale, et faisait craquer par la forêt
Les arbres qui dressaient, tout nus, leur forme grise.
Dans le ciel douloureux, la lune, ainsi qu’un fil
De lumière, indiquait à peine son profil.
La souffrance du froid étreignait jusqu’aux pierres.

Elle marchait, les pieds gelés, et sans songer,
Certaine qu’elle allait trouver le vieux berger,
Et tachant d’un point noir les plaines solitaires.
Mais elle s’arrêta clouée au sol : là-bas,
Sur la neige, couraient deux bêtes effrayantes ;
Elles semblaient jouer et prenaient leurs ébats,
Et l’ombre agrandissait leurs gambades géantes.
Puis, poussant par la nuit leurs élans vagabonds,
Toutes deux, dans l’ardeur d’une gaieté folâtre,
Du fond de l’horizon vinrent en quelques bonds.
Elle les reconnut : c’étaient les chiens du pâtre.

Hors d’haleine, efflanqués par la faim, l’œil ardent
Sous la ronce des poils emmêlés de leur tête,
Ils sautaient devant elle avec des cris de fête
Et ce rire velu qui découvre la dent.
Comme deux grands Seigneurs vont en une province
Quérir et ramener la Belle de leur Prince,
Et, la guidant vers lui, caracolent autour,
Ainsi la conduisaient ces messagers d’amour.

Mais l’Homme qui guettait, debout sur une butte,
Vint, et lui prit le bras en montant vers sa hutte.
La porte était ouverte, il la poussa dedans,
La dévêtant déjà de ses regards ardents,
Et des pieds à la tête il tressaillit de joie,
Ainsi qu’on fait au choc d’un bonheur qu’on attend.
Depuis qu’il l’avait vue il était haletant
Comme un limier qui chasse et n’atteint point sa proie !

Or, quand elle sentit traîner contre sa peau
La caresse visqueuse ainsi qu’une limace
De ce vieux qui gardait l’odeur de son troupeau,
Tout son être frémit sous ce baiser de glace.
Mais lui, tenant ce corps d’amour, aux flancs si doux,
Que tant de fiers garçons devaient déjà connaître,
Et fait pour être aimé si follement de tous,
En son cœur de vieillard difforme, sentit naître
La jalousie aiguë et sans pardon. Il eut
Un besoin vague et fort de vengeance cruelle !

Elle subit d’abord l’amant maigre et poilu,
Puis, comme elle luttait, il se rua sur elle
En la frappant du poing pour qu’elle consentît,
Et le silence épais des neiges amortit
Quelques cris, comme ceux des gens qu’on assassine.
Tout à coup, les deux chiens poussèrent longuement
Par la plaine déserte un triste hurlement,
Et des frissons de peur couraient sur leur échine.

Dans la cabane alors ce fut comme un combat :
Les heurts désespérés d’un corps qui se débat
Sonnant contre les murs de l’étroite demeure ;
Puis, comme les sanglots d’une femme qui pleure !
Et la lutte reprit, dura longtemps, cessa
Après un faible appel de secours qui passa
Et mourut sans écho dan les champs !
Le jour pâle
Commençait à tomber faiblement du ciel gris.
Un vent plus froid geignait avec le bruit d’un râle.
Le givre avait roidi les arbres rabougris
Qui semblaient morts. C’était partout la fin des choses.

Mais, comme on lève un voile, un nuage glissant
Fit pleuvoir sur la neige un flot de clartés roses.
Le ciel devenu pourpre éclaboussa de sang
Et le coteau désert au bout des plaines blanches,
Et la hutte du pâtre, et la glace des branches.
On eût dit qu’un grand meurtre emplissait l’horizon !
– Et le berger parut au seuil de sa maison. –
Il était rouge aussi, plus rouge que l’aurore !
Même, lorsque le ciel cramoisi fut lavé,
Quand tout redevint blanc sous le soleil levé,
Lui, hagard et debout, semblait plus rouge encore,
Comme s’il eût trempé son visage et sa main,
Avant que de sortir, dans un flot de carmin.
Il se pencha, prenant de la neige, et la trace
De ses doigts fit par terre un large trou sanglant.
S’étant agenouillé pour se laver la face,
Une eau rouge en coula, qu’il regardait, tremblant,
Avec des soubresauts de peur. – Puis il s’enfuit.

Il dévale du mont, roule dans les ornières,
Perce d’épais fourrés pareils à des crinières,
Et fait mille détours comme un loup qu’on poursuit !
Il s’arrête. – Son œil que la terreur dilate
Guette de tous côtés s’il est loin d’un hameau ;
Alors dans sa main creuse il fait fondre un peu d’eau,
Pour effacer encor quelque tache écarlate !
Puis il repart. – Mais en son cœur surgit l’effroi
D’errer jusqu’à la mort, sans rencontrer personne,
Par la neige si vaste et sous un ciel si froid !
Il écoute. – Il entend une cloche qui sonne,
Et va vers le village à pas précipités.
Les paysans déjà causaient de porte en porte ;
Il leur crie en courant : « Venez tous, Elle est morte ! »
Il passe. – Il va frapper aux logis écartés,
Répétant : « Venez donc, venez, je l’ai tuée ! »
Alors une rumeur grandit, continuée
Jusqu’aux hameaux voisins. Et chacun, se levant
Et quittant sa maison, accompagne le pâtre.
Mais lui n’arrête pas sa course opiniâtre ;
Il marche. – Le troupeau des hommes le suivant
Déroule par les prés sans tache un ruban sombre.
Tout pays qu’on traverse augmente encor leur nombre ;
Ils vont, tumultueux, là-bas, vers la hauteur
Où les guide, essoufflé, leur sinistre pasteur !

Ils ont compris quelle est la femme assassinée,
Et ne demandent pas ni pourquoi ni comment
Le meurtre fut commis. Ils sentent vaguement
Planer sur cette mort comme une Destinée.

Elle avait la Beauté, lui la Ruse ; il fallait
Qu’un des deux succombât. Deux Puissances égales
Ne règnent pas toujours. Deux Idoles rivales
Ne se partagent point le ciel, et le Dieu laid
Ne pardonne jamais au Dieu beau.

Sur la cime
De la côte, et devant la hutte on s’arrêta.
Il osa seul entrer en face de son crime,
Et, ramassant la morte aimée, il l’apporta,
Pour la leur jeter, nue, et d’un geste d’outrage,
Comme s’il eût crié : « Tenez, je vous la rends ! »
Puis il gagna sa hutte et s’enferma dedans.
On l’y laissa, mordu d’amour, et plein de rage.

Sur la neige gisait le corps éblouissant
Où n’apparaissait plus une goutte de sang ;
Car les chiens, la trouvant immobile et couchée,
L’avaient avec tendresse obstinément léchée.
Elle semblait vivante, endormie. Un reflet
De beauté surhumaine illuminait sa face.
Mais le couteau restait planté, juste à la place
Où s’ouvrait une route entre ses seins de lait.
Sa figure faisait une tache dorée
Sur la blancheur du sol. – Les hommes éperdus
La contemplaient ainsi qu’une chose sacrée !
Et ses cheveux ardents, en cercle répandus,
Luisaient comme la queue en feu d’une comète,
Comme un soleil tombé de la voûte des cieux ;
On eût dit des rayons qui sortaient de sa tête,
L’auréole qu’on met autour du front des dieux !

Mais quelques paysans, des vieux au cœur pudique,
Arrachant de leur dos la veste en peau de bique,
Couvrirent brusquement sa claire nudité,
Et les jeunes, ayant coupé de longues branches,
Construit une civière et retroussé leurs manches,
Par vingt bras qui tremblaient son corps fut emporté !

La foule, sans parole, à pas lents l’accompagne
Et, jusqu’aux bords lointains de la pâle campagne,
Rampe, comme un serpent, l’immense défilé.
Et puis tout redevint muet et dépeuplé !

Mais le pâtre, enfermé dans sa hutte isolée,
Sent une solitude horrible autour de lui,
Comme si l’univers tout entier l’avait fuit.
Il sort et n’aperçoit que la plaine gelée !…
La peur l’étreint. N’osant rester seul plus longtemps,
Il siffle ses grands chiens, ses deux bons chiens de garde.
Comme ils n’accourent point, il s’étonne, il regarde ;
Mais il ne les voit pas gambader par les champs…
Il crie alors. La neige étouffe sa voix forte…
Il se met à hurler à la façon des fous !

Ses chiens, comme entraînés dans le départ de tous,
Abandonnant leur maître, avaient suivi la morte.

Poème préféré des membres

Aucun membre n'a ajouté ce poème parmi ses favoris.

Commentaires

Aucun commentaire

Rédiger un commentaire

Guy de MAUPASSANT

Portait de Guy de MAUPASSANT

Guy de Maupassant, né Henry-René-Albert-Guy de Maupassant le 5 août 1850 au château de Miromesnil à Tourville-sur-Arques et mort le 6 juillet 1893 à Paris, est un écrivain français. Les Maupassant étaient une vieille famille venue de Lorraine qui s’était installée en Seine-Maritime (Normandie) au milieu du XIXe siècle. Son... [Lire la suite]

© 2024 Un Jour Un Poème - Tous droits réservés
UnJourUnPoeme sur Facebook UnJourUnPoeme sur Twitter RSS