La Vieille Demoiselle
La demoiselle en bandeaux noirs,
Qui brode à l’aube et brode au soir,
Toujours à la même fenêtre,
Est assise derrière un écran vert
Et regarde la rue et le temps gris d’hiver,
De son fauteuil bourré de laine et de bien-être.Deux béguines ont salué l’apothicaire,
Très bas, puis ont quitté son seuil à reculons ;
Le sacristain s’en est allé chez le vicaire ;
Le cantonnier a balayé, à gestes longs,
L’égout bondé de crasse et de fange velue.Et maintenant voici,
A l’heure de midi,
Le jovial bourgmestre
Qui vient, s’arrête, et longuement salue
La demoiselle à sa fenêtre.Avec ses mains de pluie et de brouillards,
Depuis des jours et puis des jours, Décembre
Mouille les murs, les toits et les hangars ;
Heureusement que dans sa chambre,
La demoiselle en bandeaux noirs
Peut surveiller jusques au soir
Un feu joyeux, où s’éclairent et bougent,
Flammes ! vos clairs papillons rouges.Elle aime vivre et s’isoler ainsi,
Dans la tiédeur et dans l’ennui ;
Tandis que son grand chat, ronronnant d’aise
Auprès d’elle, sur une chaise,
La regarde qui lentement marie,
Avec ses maigres mains,
Une fleur jaune au liseron carmin
De sa tapisserie.La demoiselle
Nourrit en elle
L’amour d’une amour infidèle,
Silencieusement.
Seul, le curé qui la confesse
Connaît sa faute et sa faiblesse,
Et quel bourreau fut son amant !
Ils n’en parlent jamais, bien qu’ils y pensent
Avec tristesse ou violence,
Quand le prêtre, les dimanches, s’en vient
Parler de tout, parler de rien,
Jusqu’au moment où, dans l’ombre et la brume,
Le premier réverbère, au bord du quai, s’allume.La demoiselle en noir s’est lentement flétrie,
A recompter dans son âme les jours
Qui lui furent douceur et menterie,
Et qu’elle aime et déteste toujours.
Elle a beau se blottir dans son coin tiède,
L’ombre de ses regrets et de son deuil obsède
Même l’heure où le soleil glisse sur son front las.
Tel qui passe par la ville peut croire
Qu’elle guette, du haut d’un morne observatoire,
Depuis des ans, quelqu’un qui ne vient pas.Et quand la demoiselle aura compté ses peines,
Combien de fois, au long des ans et des semaines,
Et que son chat malade et importun,
Un soir, aura fermé ses yeux défunts,
Certes, implorera-t-elle le sort,
Pour qu’il l’étende, à son tour, dans la mort ;
Alors,
Pour la première fois, le jovial bourgmestre,
A l’heure de midi, passant sur le trottoir,
Y passera, sans saluer à sa fenêtre,
La demoiselle en bandeaux noirs.
Poème préféré des membres
Aucun membre n'a ajouté ce poème parmi ses favoris.
Commentaires
Rédiger un commentaire
Émile VERHAEREN
Émile Adolphe Gustave Verhaeren, né à Saint-Amand dans la province d’Anvers, Belgique, le 21 mai 1855 et mort à Rouen le 27 novembre 1916, est un poète belge flamand, d’expression française. Dans ses poèmes influencés par le symbolisme, où il pratique le vers libre, sa conscience sociale lui fait évoquer les grandes villes... [Lire la suite]
- J'ai cru à tout jamais notre joie engourdie
- Les Meules qui Brûlent
- Les Vêpres
- Les Saints, les Morts, les Arbres et le Vent
- S'il était vrai
- Sois-nous propice et consolante encor...
- La glycine est fanée et morte est...
- Lorsque ta main confie, un soir...
- Que nous sommes encor heureux et fiers de...
- L'Ombre est Lustrale et l'Aurore Irisée
Saisissant portait d'une fin de vie faite, à la fois, d'apaisement et de mélancolie.
Heureusement qu'il y a cette douceur féline, pour accompagner les jours gris, et celle, plus maladroite, du vieux diseur de patenôtres.
De Vehaeren aussi :" Une heure de septembre ":
Comme enfermés et secoués en un sac invisible
Une ronde de moucherons
Tournent dans le soleil.
L'après-midi finit
L'ai est vermeil
Ainsi que de longues glissoires d'or
Des bandes de clartés obliques
Passent entre les troncs
Et s'étendent sur le gazon.
Dans un pli de terrain
un fin brouillard se lève
Et l'envol d'un oiseau courbant la branche d'un bouleau
Deux feulles mortes
Tombent dans l'eau.
Je cite de mémoire, peut-être ais-je quelque peu dérangé la mise en page...