Le Menuisier
Le menuisier du vieux savoir
Fait des cercles et des carrés,
Tenacement, pour démontrer
Comment l’âme doit concevoir
Les lois indubitables et fécondes
Qui sont la règle et la clarté du monde.A son enseigne, au coin du bourg, là-bas,
Les branches d’or d’un grand compas
- Comme un blason, sur sa maison -
Semblent deux rais pris au soleil.Le menuisier construit ses appareils
- Tas d’algèbres en des ténèbres -
Avec des mains prestes et nettes
Et des regards, sous ses lunettes,
Aigus et droits, sur son travail
Tout en détails.Ses fenêtres à gros barreaux
Ne voient le ciel que par petits carreaux ;
Et sa boutique, autant que lui,
Est vieille et vit d’ennui.Il est l’homme de l’habitude
Qu’en son cerveau tissa l’étude,
Au long des temps de ses cent ans
Monotones et végétants.Grâce à de pauvres mécaniques
Et des signes talismaniques
Et des cônes de bois et des segments de cuivre
Et le texte d’un pieux livre
Traçant, la croix, par au travers,
Le menuisier dit l’univers.Matin et soir, il a peiné
Les yeux vieillots, l’esprit cerné,
Imaginant des coins et des annexes
Et des ressorts malicieux
A son travail chinoisement complexe,
Où, sur le faîte, il dressa Dieu.Il rabote ses arguments
Et taille en deux toutes répliques
Et ses raisons hyperboliques
Trouent la nuit d’or des firmaments.Il explique, par des sentences,
Le problème des existences
Et discute sur la substance.Il s’éblouit du grand mystère,
Lui donne un nom complémentaire
Et croit avoir instruit la terre.Il est le maître en controverses,
L’esprit humain qu’il bouleverse,
Il l’a coupé en facultés adverses,
Et fourre l’homme qu’il étrique,
A coups de preuves excentriques,
En son système symétrique.Le menuisier a pour voisins
Le curé et le médecin
Qui ramassent, en ses travaux pourtant irréductibles,
Chacun pour soi, des arguments incompatibles.Ses scrupules n’ont rien laissé
D’impossible, qu’il n’ait casé,
D’après un morne rigorisme,
En ses tiroirs de syllogismes.Ses plus graves et assidus clients ?
Les gens branlants, les gens bêlants
Qui achètent leur viatique,
Pour quelques sous, dans sa boutique.Il vit de son enseigne, au coin du bourg,
- Biseaux dorés et compas lourd -
Et n’écoute que l’aigre serinette,
A sa porte, de la sonnette.Il a taillé, limé, sculpté
Une science d’entêté,
Une science de paroisse,
ans lumière, ni sans angoisse.Si bien qu’au jour qu’il s’en ira
Son appareil se cassera ;
Et ses enfants feront leur jouet,
De cette éternité qu’il avait faite,
A coups d’équerre et de réglette.
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Émile VERHAEREN
Émile Adolphe Gustave Verhaeren, né à Saint-Amand dans la province d’Anvers, Belgique, le 21 mai 1855 et mort à Rouen le 27 novembre 1916, est un poète belge flamand, d’expression française. Dans ses poèmes influencés par le symbolisme, où il pratique le vers libre, sa conscience sociale lui fait évoquer les grandes villes... [Lire la suite]
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- S'il était vrai
Le serrurier du vieux savoir
Fait l'amour dans un lit carré.
Verhaeren lui a démontré
Qu'une chatte doit concevoir,
Lorsqu'un vieux zébu la féconde,
Un animal unique au monde.
Cet animal s'est envolé là-bas,
D'un vol dessiné au compas,
Loin du gazon
et des maisons !
Puis il dévore le soleil.
Le serrurier construit ses appareils
En vertèbres
de queue de zèbre.
Douze chattes prestes et nettes
Avec le zébu à lunettes
Ont supervisé son travail
Dans le détail.
Frappé à grands coups de barreaux
Qui lui explosent les carreaux,
Le zébu-chatte, ayant rendu l'astre qui luit,
Va se blottir au fond d'un puits.
Le serrurier a l'habitude
De prendre pour sujet d'étude,
Au ciel de voleur inquiétant,
Le zébu-chatte inexistant.
Le zébu était mécanique,
La chatte était talismanique.
Leur rejeton est donc en cuivre,
Un caissier illustre le livre
Où c'est expliqué de travers,
Au chapitre sur l'Univers.
Matin et soir, le serrurier,
Picolant avec le caissier,
Dans le grimoire ajoute des annexes,
Et le zébu fort malicieux,
À tous deux colle des complexes,
En les interrogeant sur Dieu.
La chatte entend leurs arguments
Et leurs aberrantes répliques.
Ciel de voleur hyperbolique,
Interdis-leur ton firmament !
Ciel de voleur, en trois sentences,
Réduis un peu leurs existences
Et leur méprisable substance.
Le zébu-chatte a son mystère,
Ses parents sont complémentaires
Un jour il instruira la Terre.
Il sera Maître en controverses,
C'est bien ce qui me bouleverse.
Levant son laminoir sur les forces adverses,
Il les frappera de sa trique,
C'est ce qui me semble excentrique,
Le grand ciel de voleur est-il donc symétrique ?
Le serrurier a pour voisins
Le jongleur et le puritain,
Deux Clunisiens irréductibles,
Pour qui chatte et zébu sont des incompatibles.
Mais moi, je dis qu'il faut laisser
Un zébu qui veut se caser
En dehors de tout rigorisme ;
Ne lui ôtons la chatte au nom d'un syllogisme.
Et vous, qu'en pensez-vous, respectables clients ?
Que diriez-vous à ce brave zébu bêlant
A qui la chatte offrit un viatique
Qu'on ne vend certes pas dans les boutiques ?
Ils se sont rencontrés au coin du bourg,
La chatte légère et le zébu lourd,
Elle lui dit Mon lion et lui Ma serinette,
Dans le murmure des banquettes.
Le serrurier a si bien picolé
Que le zébu-chatte à nouveau s'est envolé.
Il provoque dans la paroisse
Un vent d'inconcevable angoisse.
Nous espérons qu'il s'en ira,
Nous attendons le jour où il se cassera.
Nul n'a pour souhait
« être son jouet »,
Car les hybrides nous embêtent,
Surtout le zébu-chatte, une bien sale bête !