Poème 'Les Cloches' de Georges RODENBACH dans 'Le Miroir du ciel natal'

Les Cloches

Georges RODENBACH
Recueil : "Le Miroir du ciel natal"

I

Les cloches ont de vastes hymnes,
Si légères dans l’aube,
Qu’on les croirait en robes
De mousseline ;
Robes des cloches balancées,
Cloches en joie et qui épanchent
Une musique blanche ;
Ne sont-ce pas des mariées
Ou des Premières Communiantes
Qui chantent ?

Chaque cloche s’ébranle à son tour ;
Elle sort de sa tour,
Robe de mousseline,
Son en marche qui n’est pas sûr,
Mais doucement chemine ;
Puis s’enhardit et s’accélère
Dans la nouveauté de l’azur
Dont la soie indécise est faite pour lui plaire.

Toutes les cloches s’agglomèrent
Comme des Communiantes,
Lentes et rayonnantes,
Dans leurs blancheurs qui font une clarté lunaire.

Tant de cloches ! Il y en a
Qui doucement prient ;
Leurs chants ont l’air d’Avé Maria
Psalmodiés à des orgues fleuries.

D’autres passent, se survivant ;
On dirait le sillage,
Dans le vent,
De quelques cygnes en voyage.

Car les cloches en voyageant
À travers l’aube n’épanchent
Qu’une musique blanche ;
Ô les douces cloches neigeant !
Sont-ce les fleurs d’un verger
Où l’avril irradie ?
Peut-être aussi qu’il a neigé
Des hosties ?

C’est toute une blancheur qui tombe,
En ouatant son bruit ;
Et n’est-ce pas la colombe du Saint-Esprit
? Planement de colombe ! ?
Qui, pour récompenser les âmes de leurs zèles,
Laisse choir dans chacune un écho de ses ailes ?

II

D’autres cloches sont des béguines
Qui sortent, l’une après l’autre, de leur clocher,
Tel que d’un couvent, à matines,
Et se hâtent en un cheminement frileux
Comme s’il allait neiger,
Cloches cherchant les coins de ciel qui restent bleus.

Il en est, en robes de bronze,
Qui tintent, tintent ;
Et s’éloignent, geignant des plaintes indistinctes,
Et des demandes sans réponse.

Il en est qui vivotent seules,
Comme des aïeules,
Dans la tristesse et le brouillard ;
Et qui ont toujours l’air,
Dans l’air,
De suivre un corbillard.

D’autres encor sont des cloches épiscopales
Qui, dans les brumes pâles,
Ont le mépris des carillons légers,
Trop frivoles vraiment, vraiment trop passagers ;
Et, pour les absorber, elles font violence
? En un grand tintement final ?
À l’air qui tremble d’avoir mal
Et frappent, comme à coups de crosse, le Silence.

III

Au-dessus des rumeurs, la cloche chante… Écoute !
Parmi l’isolement on la voit comme à nu.
Son de l’Éternité tout à coup reconnu…
Mon âme a mérité la cloche et l’entend toute,
Puisqu’en elle a cessé la Vie et son bruit vain ;
Récompense pour l’âme en paix qui la recueille
? Automne de musique en allé feuille à feuille… ?
Car, tandis qu’on l’écoute, on redevient divin.

IV

Luxe légué des vieilles villes,
Des cloches, l’air dolent,
Ouvrent des écrins dans le firmament :
Sons comme des gemmes encastrées,
Parures de Joyeuse-Entrée,
Et carillons dont les perles se désenfilent.

Allègres tintements
Qui sont de l’or torrentiel,
Ou de vivaces diamants
Allumant leurs facettes
Sur le velours, d’un bleu fané, du ciel.

Les cloches vident des cassettes
Dont tinte en scintillante averse le trésor ;
Doux angélus, tocsin ou sonneries,
Ce sont, dans l’air du soir,
De ruisselantes pierreries
S’évadant d’on ne sait quels diadèmes d’or,
Couronnes de musique au front des clochers noirs !

V

La cloche ne sonne
Pour personne.

Vieille cloche dans son beffroi,
La cloche a peur, la cloche a froid ;
Et ses sons semblent les halos
Du cadran qui, sur la tour, hante
Comme un clair de lune qui chante.

La cloche ne sonne
Pour personne.

La cloche fut jeune jadis ;
Ses chants tombaient comme des lis
Sur les eaux souriantes ;
Dans l’air de la ville elle était
Une Première Communiante
Qui passait tout en blanc et chantait.

La cloche ne sonne
Pour personne.

Elle allait visiter les tours
Dans ce temps-là, l’une après l’une ;
Et se baigner au Lac d’Amour
Où les doux nénuphars émergent ;
Et dormir le soir dans la lune
Qui est un blanc dortoir de vierges.

La cloche ne sonne
Pour personne.

La voici valétudinaire,
Même aux tièdes matins d’août ;
Elle n’a plus l’âge d’être poitrinaire ;
Mais, dans l’air qui la vit vieillir,
Ses sons sont les accès de toux
D’une souffrante aïeule
Qui va bientôt mourir
Et s’afflige d’être si seule…

La cloche ne sonne
Pour personne.

VI

Ah ! ces cloches et cette pluie
Qui se sont obstinées,
Toute la journée,
Et sur mon âme, ensemble, appuient !

Je rêve de très tristes choses,
D’une orpheline avec sa camériste…
Comme la vie est triste
Vue ainsi à travers de la pluie et des cloches !

Tout est fané, tout est défunt !
Ah ! cette pluie et ces cloches qui sont complices !
Dans mon âme grise
Elles ne font plus qu’un…

La cloche décroît, tandis que s’accroît
La pluie fine ;
Et dans mon âme, alors, on dirait qu’il pleuvine
En gouttes de son froid.

VII

Alleluia ! Cloches de Pâques !

C’est fini la semaine en larmes,
Le tombeau du Vendredi Saint,
Et le crucifix ceint
De violettes de Parme,
Et le plain-chant avec ses chants élégiaques !

Alleluia ! Cloches de Pâques !

Les cloches moururent un peu.
Était-ce aussi d’un coup de lance,
Comme leur dieu ?
Elles avaient dormi trois jours
Au tombeau du silence…

Chacune s’éveille à son tour,
Combien faible, combien pâlie
D’avoir été ensevelie ;
Et, comme d’un sépulcre, elle sort de sa tour !
Toutes chantent, ressuscitées,
Et l’aube en est plus argentée
À la place, dans l’air, où leur vol s’appuya…

Cloches de Pâques ! Alleluia !

Elles semblent en robes blanches,
Cloches qui s’endimanchent ;
Même celles des vieux clochers
Ont l’air d’avoir mis des tulles légers
Sur leurs jupes de bronze opaques.

Alleluia ! Cloches de Pâques !

Une procession s’organise dans l’air,
Déjà compacte et priante ;
Procession des cloches
Qui s’accélère :
Cloches qui sont des Communiantes,
Cloches comme des Croisés qui chevauchent,
Cloche grave comme l’Évêque sous le dais,
Cloches chantant comme des basses ;
Puis c’est un arrêt presque humain
De toutes les chantantes cloches en chemin,
Comme si les attendait,
À un carrefour de l’espace,
Un reposoir orné de tulle et de thuyas.

Cloches de Pâques ! Alleluia !

Ces cloches dans l’air balancées
Sont nos robes, d’enfant, recommencées,
Toutes les candeurs que nous avons eues
Mortes ? et ressuscitées,
Comme Jésus.
Ah ! notre vie ainsi ébruitée !
C’est le passé déjà si vague
Qui s’en revient, qui se rapproche ;
Et, dans notre âme aussi, ressuscitent des cloches…

Alleluia ! Cloches de Pâques !

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Georges RODENBACH

Portait de Georges RODENBACH

Georges Rodenbach (né le 16 juillet 1855 à Tournai et mort le 25 décembre 1898 à Paris) était un poète symboliste et un romancier belge de la fin du XIXe siècle. Issu d’une famille bourgeoise d’origine allemande – son père, fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, est vérificateur des poids et mesures ;... [Lire la suite]

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