Poème 'Élégie cinquième' de Jean de LA FONTAINE dans 'Les Élégies'

Élégie cinquième

Jean de LA FONTAINE
Recueil : "Les Élégies"

J’avais cru jusqu’ici bien connaître l’amour :
Je me trompais, Clymène ; et ce n’est que d’un jour
Que je sais à quel point peuvent monter ses peines.
Non pas qu’ayant brûlé pour beaucoup d’inhumaines,
Un esclavage dur ne m’ait assujetti ;
Mais je compte pour rien tout ce que j’ai senti.
Des douleurs qu’on endure en servant une belle
Je n’avais pas encor souffert la plus cruelle.
La Jalousie aux yeux incessamment ouverts,
Monstre toujours fécond en fantômes divers,
Jusque-là, grâce aux dieux, n’en avait pu produire
Que mon coeur eût trouvés capables de lui nuire.
Pour les autres tourments, ils m’étaient fort communs :
Je nourrissais chez moi les soucis importuns,
La folle inquiétude en ses plaisirs légère,
Des lieux où l’on la porte hôtesse passagère ;
J’y nourrissais encor les désirs sans espoir,
Les soins toujours veillants, le chagrin toujours noir,
Les peines que nous cause une éternelle absence.
Tous ces poisons mêlés composaient ma souffrance ;
La jalousie y joint à présent son ennui :
Hélas ! je ne connais l’amour que d’aujourd’hui.
Un mal qui m’est nouveau s’est glissé dans mon âme ;
Je meurs. Ah ! si c’était seulement de ma flamme !
Si je ne périssais que par mon seul tourment !
Mais le vôtre me perd : Clymène, un autre amant,
Même après son trépas, vit dans votre mémoire ;
Il y vivra longtemps ; vos pleurs me le font croire.
Un mort a dans la tombe emporté votre foi !
Peut-être que ce mort sut mieux aimer que moi ?
Certes, il en donna des marques bien certaines,
Quand, pour le soulager de l’excès de ses peines,
Vous lui voulûtes bien conseiller, par pitié,
De réduire l’amour aux termes d’amitié.
Il vous crut ; et pour moi, je n’ai d’obéissance
Que quand on veut que j’aime avecque violence.
Tant d’ardeur semblera condamnable à vos yeux ;
Mais n’aimez plus ce mort, et vous jugerez mieux.
Comment ne l’aimer plus ? on y songe à toute heure,
On en parle sans cesse, on le plaint, on le pleure ;
Son bonheur avec lui ne saurait plus vieillir :
Je puis vous offenser, il ne peut plus faillir.
Ô trop heureux amant ! ton sort me fait envie.
Vous l’appelez ami ! je crois qu’en votre vie
Vous n’en fîtes un seul qui le fût à ce point.
J’en sais qui vous sont chers, vous ne m’en parlez point :
Pour celui-ci, sans cesse il est dans votre bouche.
Clymène, je veux bien que sa perte vous touche ;
Pleurez-la, j’y consens : ce regret est permis ;
Mais ne confondez point l’amant et les amis.
Votre coeur juge mal du motif de sa peine :
Ces pleurs sont pleurs d’amour, je m’y connais, Clymène ;
Des amis si bien faits méritent, entre nous,
Que sous le nom d’amants ils soient pleurés par vous.
Ne déguisez donc plus la cause de vos larmes ;
Avouez que ce mort eut pour vous quelques charmes.
Il joignait les beautés de l’esprit et du corps ;
Ce n’étaient cependant que ses moindres trésors :
Son âme l’emportait. Quoiqu’on prise la mienne,
Je la réformerais de bon coeur sur la sienne.
Exceptez-en un point qui fait seul tous mes biens :
Je ne changerais pas mes feux contre les siens.
Puisqu’il n’était qu’ami, je le surpasse en zèle ;
Et mon amour vaut bien l’amitié la plus belle.
Je n’en puis relâcher. N’engagez point mon coeur
A tenter les moyens d’en être le vainqueur :
Je me l’arracherais ; et vous en seriez cause.
Moi cesser d’être amant ! et puis-je être autre chose ?
Puis-je trouver en vous ce que j’ai tant loué,
Et vouloir pour ami, sans plus, être avoué ?
Non, Clymène, ce bien, encor qu’inestimable,
N’a rien de votre part qui me soit agréable ;
D’une autre que de vous je pourrais l’accepter ;
Mais quand vous me l’offrez, je dois le rejeter.
Il ne m’importe pas que d’autres en jouissent ;
Gardez votre présent à ceux qui me haïssent.
Aussi bien ne m’est-il réservé qu’à demi.
Dites, me traitez-vous encor comme un ami ?
Tâchez-vous de guérir mon coeur de sa blessure ?
On dirait que ma mort vous semble trop peu sûre.
Depuis que je vous vois, vous m’offrez tous les jours
Quelque nouveau poison forgé par les Amours.
C’est tantôt un clin d’oeil, un mot, un vain sourire,
Un rien ; et pour ce rien nuit et jour je soupire !
L’ai-je à peine obtenu, vous y joignez un mal
Qu’après moi l’on peu dire à tous amants fatal.
Vous me rendez jaloux ; et de qui ? Quand j’y songe,
Il n’est excès d’ennuis où mon coeur ne se plonge.
J’envie un rival mort ! M’ajoutera-t-on foi
Quand je dirai qu’un mort est plus heureux que moi ?
Cependant il est vrai. Si mes tristes pensées
Vous sont avec quelque art sur le papier tracées,
 » Cléandre, dites-vous, avait cet art aussi.  »
Si par de petits soins j’exprime mon souci,
 » Il en faisait autant, mais avec plus de grâce.  »
Enfin, si l’on vous croit, en rien je ne le passe ;
Vous vous représentez tout ce qui vient de lui,
Tandis que dans mes yeux vous lisez mon ennui.
Ce n’est pas tout encor : vous voulez que je voie
Son portrait, où votre âme a renfermé sa joie :
 » Remarquez, me dit-on, cet air rempli d’attraits.  »
J’en remarque après vous jusques aux moindres traits ;
Je fais plus : je les loue, et souffre que vos larmes
Arrosent à mes yeux ce portrait plein de charmes.
Quelquefois je vous dis :  » C’est trop parler d’un mort  » ;
A peine on s’en est tu, qu’on en reparle encor.
 » Je porte, dites-vous, malheur à ceux que j’aime :
Le Ciel, dont la rigueur me fut toujours extrême,
Leur fait à tous la guerre, et sa haine pour moi
S’étendra sur quiconque engagera ma foi.
Mon amitié n’est pas un sort digne d’envie :
Cléandre, tu le sais, il t’en coûte la vie.
Hélas ! il m’a longtemps aimée éperdument ;
En présence des dieux il en faisait serment :
Je n’ai réduit son feu qu’avec beaucoup de peine.  »
Si vous l’avez réduit, avouez-moi, Clymène,
Que le mien, dont l’ardeur augmente tous les jours,
Mieux que celui d’un mort mérite vos amours.

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