Poème 'Les Oracles' de Alfred de VIGNY dans 'Les Destinées'

Les Oracles

Alfred de VIGNY
Recueil : "Les Destinées"

DESTINÉE D’UN ROI

I

Ainsi je t’appelais au port et sur la terre,
Fille de l’Océan, je te montrais mes bois.
J’y roulais la maison errante et solitaire.
— Des dogues révoltés j’entendais les abois.
— Je voyais, au sommet des longues galeries
— L’anonyme drapeau des vieilles Tuileries
Déchiré sur le front du dernier des vieux rois.

II

L’oracle est à présent dans l’air et dans la rue.
Le passant au passant montre au ciel tout point noir.
Nous-même en mon désert nous lisions dans la nue,
Quatre ans avant l’éclair fatal. — Mais le pouvoir
S’enferme en sa doctrine, et, dans l’ombre, il calcule
Les problèmes sournois du jeu de sa bascule,
N’entend rien, ne sait rien et ne veut pas savoir.

III

C’était l’an du Seigneur où les songes livides
Écrivaient sur les murs les trois mots flamboyants;

Et l’heure où les sultans, seuls sur leurs trônes vides,
Disent au ciel muet : « Où sont mes vrais croyants ? »
— Le temps était venu des sept maigres génisses.
Mais en vain tous les yeux lisaient dans les auspices,
L’aveugle Pharaon dédaignait les voyants.

IV

Ulysse avait connu les hommes et les villes.
Sondé le lac de sang des révolutions,
Des saints et des héros les cœurs faux et serviles.
Et le sable mouvant des constitutions.
— Et pourtant, un matin, des royales demeures,
Comme un autre en trois jours, il tombait en trois heures,
Sous le vent empesté des déclamations.

V

Les parlements jouaient aux tréteaux populaires,
A l’assaut du pouvoir par l’applaudissement.
Leur tribune savait, par de feintes colères,
Terrasser la raison sous le raisonnement.
Mais leurs coups secouaient la poutre et le cordage.
Et le frêle tréteau de leur échafaudage
Un jour vint à crier et croula lourdement.

VI

Les doctrines croisaient leurs glaives de Chimères
Devant des spectateurs gravement assoupis.

Quand les lambris tombaient sur eux, ces gens austères
Ferraillaient comme Hamlet, sous la table accroupis;
Poursuivant, comme un rat, l’argument en détresse,
Ces fous, qui distillaient et vendaient la sagesse,
Tuaient Polonius à travers le tapis.

VII

Ô de tous les grands cœurs déesses souveraines.
Qu’avez-vous dit alors, ô Justice, ô Raison !
Quand, par ce long travail des ruses souterraines.
Sur le maître étonné s’effondra la maison,
Sous le trône écrasa le divan doctrinaire
Et l’écu d’Orléans, qu’on croyait populaire
Parce qu’il n’avait plus fleur de lis ni blason ?

VIII

Reines de mes pensers, ô Raison ! ô Justice !
Vous avez déployé vos balances d’acier
Pour peser ces esprits d’audace et d’artifice
Que le Destin venait, enfin d’humilier,
Quand son glaive, en coupant le faisceau des intrigues
Trancha le nœud gordien des tortueuses ligues
Que leurs ongles savaient lier et délier.

IX

Vous avez dit alors, de votre voix sévère :
« Malheur à vos amis, comme à vos alliés,

Sophistes qui parlez d’un ton de sermonnaire !
Il a croulé, ce sol qui tremblait sous vos pieds.
Mais tomber est trop doux pour l’homme à tous funeste;
De la punition vous subirez le reste,
Corrupteurs ! vos délits furent mal expiés.

X

« Maîtres en longs discours à flots intarissables !
Vous qui tout enseignez, n’aviez-vous rien appris ?
Toute démocratie est un désert de sables;
Il y fallait bâtir, si vous l’eussiez compris.
Ce n’était pas assez d’y dresser quelques tentes
Pour un tournoi d’intrigue et de manœuvres lentes
Que le souffle de flamme un matin a surpris.

XI

« Vous avez conservé vos vanités, vos haines,
Au fond du grand abîme où vous êtes couchés,
Comme les corps trouvés sous les cendres romaines
Debout, sous les caveaux de Pompéia cachés,
L’œil fixe, lèvre ouverte et la main étendue,
Cherchant encor dans l’air leur parole perdue,
Et s’évanouissant sitôt qu’ils sont touchés.

XII

« Partout où vous irez, froids, importants et fourbes,
Vous porterez le trouble. En des sentiers étroits
Des coalitions suivant les lignes courbes,

Traçant de faux devoirs et frappant de vrais droits,
Gonflés d’orgueil mondain et d’ambitions folles,
Imposant par le poids de vos âpres paroles
A l’humble courageux la plus lourde des croix.

XIII

« Peuple et rois ont connu quels conseillers vous êtes,
Quand, sous votre ombre, en vain votre prince abrité,
Aux murs du grand banquet et des funestes fêtes,
Cherchant quelque lumière en votre obscurité,
Lut ces mots que nos mains gravèrent sur la pierre,
Comme autrefois Cromwell sur sa rouge bannière :
Et nunc, reges mundi, nunc intelligite. »

24 février 1862.

POST-SCRIPTUM

I

Mais pourquoi de leur cendre évoquer ces journées
Que les dédains publics effacent en passant ?
Entre elles et ce jour ont marché douze années;
Oublions et la faute et la fuite et le sang,
Et les corruptions des pâles adversaires.
— Non. Dans l’histoire il est de noirs anniversaires
Dont le spectre revient pour troubler le présent.

II

Il revient quand l’orgueil des obstinés coupables
Sort du limon confus des révolutions
Ou pêle-mêle on voit tomber les incapables.
Pour nous montrer encor ses vieilles passions
Et hurler à grands cris quelque sombre horoscope.
En observant la vase aux feux d’un microscope,
On voit dans les serpents ces agitations.

III

S’agiter et blesser est l’instinct des vipères.
L’homme ainsi contre l’homme a son instinct fatal,

Il retourne ses dards et nourrit ses colères
Au réservoir caché de son poison natal.
Dans quelque cercle obscur qu’on les ait vus descendre,
Homme ou serpent blottis sous le verre ou la cendre
Mordront le diamant ou mordront le cristal.

IV

Le cristal, c’est la vue et la clarté du JUSTE.
Du principe éternel de toute vérité,
L’examen de soi-même au tribunal auguste
Où la raison, l’honneur, la bonté, l’équité,
La prévoyance à l’œil rapide et la science
Délibèrent en paix devant la conscience
Qui, jugeant l’action, régit la liberté.

V

Toujours, sur ce cristal, rempart des grandes âmes,
La langue du sophiste ira heurter son dard.
Qu’il se morde lui-même en ses détours infâmes,
Qu’il rampe, aveugle et sourd, dans l’éternel brouillard.
Oublié, méprisé, qu’il conspire et se torde,
Ignorant le vrai beau, qu’il le souille et qu’il morde
Ce diamant que cherche en vain son faux regard.

VI

Le DIAMANT ! c’est l’art des choses idéales,
Et ses rayons d’argent, d’or, de pourpre et d’azur,

Ne cessent de lancer les deux lueurs égales
Des pensers les plus beaux, de l’amour le plus pur.
Il porte du génie et transmet les empreintes.
Oui, de ce qui survit aux nations éteintes,
C’est lui le plus brillant trésor et le plus dur.

28 mars 1862.

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