Poème 'Le Mont des Oliviers' de Alfred de VIGNY dans 'Les Destinées'

Le Mont des Oliviers

Alfred de VIGNY
Recueil : "Les Destinées"

I

Alors il était nuit et Jésus marchait seul,
Vêtu de blanc ainsi qu’un mort de son linceul ;
Les disciples dormaient au pied de la colline.
Parmi les oliviers, qu’un vent sinistre incline,

Jésus marche à grands pas en frissonnant comme eux ;
Triste jusqu’à la mort ; l’œil sombre et ténébreux,
Le front baissé, croisant les deux bras sur sa robe
Comme un voleur de nuit cachant ce qu’il dérobe ;
Connaissant les rochers mieux qu’un sentier uni,
Il s’arrête en un lieu nommé Gethsémani :
Il se courbe, à genoux, le front contre la terre,
Puis regarde le ciel en appelant : Mon Père !
— Mais le ciel reste noir, et Dieu ne répond pas.
Il se lève étonné, marche encore à grands pas,
Froissant les oliviers qui tremblent. Froide et lente
Découle de sa tête une sueur sanglante.
Il recule, il descend, il crie avec effroi :
Ne pouviez-vous prier et veiller avec moi !
Mais un sommeil de mort accable les apôtres,

Pierre à la voix du maître est sourd comme les autres.
Le fils de l’homme alors remonte lentement.
Comme un pasteur d’Egypte il cherche au firmament
Si l’Ange ne luit pas au fond de quelque étoile.
Mais un nuage en deuil s’étend comme le voile
D’une veuve et ses plis entourent le désert.
Jésus, se rappelant ce qu’il avait souffert
Depuis trente-trois ans, devint homme, et la crainte
Serra son cœur mortel d’une invincible étreinte.
Il eut froid. Vainement il appela trois fois :
MON PÈRE ! — Le vent seul répondit à sa voix.
Il tomba sur le sable assis et, dans sa peine,
Eut sur le monde et l’homme une pensée humaine.
— Et la Terre trembla, sentant la pesanteur
Du Sauveur qui tombait aux pieds du créateur.

II

Jésus disait : « Ô Père, encor laisse-moi vivre !
Avant le dernier mot ne ferme pas mon livre !
Ne sens-tu pas le monde et tout le genre humain
Qui souffre avec ma chair et frémit dans ta main ?
C’est que la Terre a peur de rester seule et veuve,
Quand meurt celui qui dit une parole neuve ;
Et que tu n’as laissé dans son sein desséché

Tomber qu’un mot du ciel par ma bouche épanché.
Mais ce mot est si pur, et sa douceur est telle,
Qu’il a comme enivré la famille mortelle
D’une goutte de vie et de Divinité,
Lorsqu’en ouvrant les bras j’ai dit : FRATERNITÉ !

— Père, oh ! si j’ai rempli mon douloureux message,
Si j’ai caché le Dieu sous la face du Sage,
Du Sacrifice humain si j’ai changé le prix,
Pour l’offrande des corps recevant les esprits,
Substituant partout aux choses le Symbole,
La parole au combat, comme au trésor l’obole,
Aux flots rouges du Sang les flots vermeils du vin,
Aux membres de la chair le pain blanc sans levain ;
Si j’ai coupé les temps en deux parts, l’une esclave

Et l’autre libre ; — au nom du Passé que je lave
Par le sang de mon corps qui souffre et va finir :
Versons-en la moitié pour laver l’avenir !
Père Libérateur ! jette aujourd’hui, d’avance,
La moitié de ce Sang d’amour et d’innocence
Sur la tête de ceux qui viendront en disant :
« Il est permis pour tous de tuer l’innocent. »
Nous savons qu’il naîtra, dans le lointain des âges,
Des dominateurs durs escortés de faux Sages
Qui troubleront l’esprit de chaque nation
En donnant un faux sens à ma rédemption. —
Hélas ! je parle encor que déjà ma parole
Est tournée en poison dans chaque parabole ;
Eloigne ce calice impur et plus amer
Que le fiel, ou l’absinthe, ou les eaux de la mer.

Les verges qui viendront, la couronne d’épine,
Les clous des mains, la lance au fond de ma poitrine,
Enfin toute la croix qui se dresse et m’attend,
N’ont rien, mon Père, oh ! rien qui m’épouvante autant !

— Quand les Dieux veulent bien s’abattre sur les mondes,
Es n’y doivent laisser que des traces profondes,
Et si j’ai mis le pied sur ce globe incomplet
Dont le gémissement sans repos m’appelait,
C’était pour y laisser deux anges à ma place
De qui la race humaine aurait baisé la trace,
La Certitude heureuse et l’Espoir confiant
Qui dans le Paradis marchent en souriant.
Mais je vais la quitter, cette indigente terre,
N’ayant que soulevé ce manteau de misère

Qui l’entoure à grands plis, drap lugubre et fatal,
Que d’un bout tient le Doute et de l’autre le Mal.

Mal et Doute ! En un mot je puis les mettre en poudre ;
Vous les aviez prévus, laissez-moi vous absoudre
De les avoir permis. — C’est l’accusation
Qui pèse de partout sur la Création !
— Sur son tombeau désert faisons monter Lazare.
Du grand secret des morts qu’il ne soit plus avare
Et de ce qu’il a vu donnons-lui souvenir,
Qu’il parle. — Ce qui dure et ce qui doit finir ;
Ce qu’a mis le Seigneur au cœur de la Nature,
Ce qu’elle prend et donne à toute créature ;
Quels sont, avec le Ciel, ses muets entretiens,
Son amour ineffable et ses chastes liens ;

Comment tout s’y détruit et tout s’y renouvelle
Pourquoi ce qui s’y cache et ce qui s’y révèle ;
Si les astres des cieux tour à tour éprouvés
Sont comme celui-ci coupables et sauvés ;
Si la Terre est pour eux ou s’ils sont pour la Terre ;
Ce qu’a de vrai la fable et de clair le mystère,
D’ignorant le savoir et de faux la raison ;
Pourquoi l’âme est liée en sa faible prison ;
Et pourquoi nul sentier entre deux larges voies,
Entre l’ennui du calme et des paisibles joies
Et la rage sans fin des vagues passions,
Entre la Léthargie et les Convulsions ;
Et pourquoi pend la Mort comme une sombre épée
Attristant la Nature à tout moment frappée ;
— Si le Juste et le Bien, si l’Injuste et le Mal

Sont de vils accidents en un cercle fatal
Ou si de l’univers ils sont les deux grands pôles,
Soutenant Terre et Cieux sur leurs vastes épaules ;
Et pourquoi les Esprits du Mal sont triomphants
Des maux immérités, de la mort des enfants ;
— Et si les Nations sont des femmes guidées
Par les étoiles d’or des divines idées
Ou de folles enfants sans lampes dans la nuit,
Se heurtant et pleurant et que rien ne conduit ;
— Et si, lorsque des temps l’horloge périssable
Aura jusqu’au dernier versé ses grains de sable,
Un regard de vos yeux, un cri de votre voix,
Un soupir de mon cœur, un signe de ma croix,
Pourra faire ouvrir l’ongle aux Peines Eternelles,
Lâcher leur proie humaine et reployer leurs ailes ;

— Tout sera révélé dés que l’homme saura
De quels lieux il arrive et dans quels il ira. »

III

Ainsi le divin fils parlait au divin Père.
Il se prosterne encore, il attend, il espère…
Mais il renonce et dit : Que votre Volonté
Soit faite et non la mienne et pour l’Eternité.
Une terreur profonde, une angoisse infinie
Redoublent sa torture et sa lente agonie.
Il regarde longtemps, longtemps cherche sans voir.

Comme un marbre de deuil tout le ciel était noir.
La Terre sans clartés, sans astre et sans aurore,
Et sans clartés de l’âme ainsi qu’elle est encore,
Frémissait. — Dans le bois il entendit des pas,
Et puis il vit rôder la torche de Judas.

LE SILENCE

S’il est vrai qu’au Jardin sacré des Ecritures,
Le Fils de l’Homme ait dit ce qu’on voit rapporté ;
Muet, aveugle et sourd au cri des créatures,

Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté,
Le juste opposera le dédain à l’absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.

2 avril 1862.

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Commentaires

  1. Poeme magnifique

  2. Adam aurait voulu rester singe docile,
    Mangeant sa nourriture au moment d'avoir faim,
    Ne perdant pas son temps à des discours sans fin,
    Ne cachant pas son sexe en un bout de textile.
    *
    Mais il est surchargé d'un cerveau trop habile
    Qui de trop de détails veut le mettre au parfum.
    Dieu qui jamais n'admet que l'on soit son dauphin
    Le condamne aussitôt à des efforts stériles.
    *
    Adam jette son dieu dans une inexistence
    Dont il avait sans doute une intime prescience,
    Car l'intéressé n'a pas beaucoup protesté;
    *
    Le monde cependant, géré par le primate,
    Ne plaît plus désormais qu'à quelques psychopathes,
    Que nous sommes, serons, que nous avons été.

  3. Clé du Jardin des Oliviers
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    Ce jour se montra sombre et cette nuit fut noire,
    Que les chauves-souris traversaient au hasard ;
    Le fils du charpentier posait son doux regard
    Sur le reste du vin qu’il eut plaisir à boire.

    Il tenait une clé, non celle de la gloire,
    Mais celle d’un jardin aux oliviers blafards ;
    Il dit à ses amis «N’ayez pas le cafard,
    Car je serai vivant pour qui pourra le croire».

    Il priait, entouré de sa troupe au complet,
    À son père disant tous les mots qu’il fallait ;
    Son âme souffrait tant que je ne sais le dire.

    Madeleine, rêveuse, au son de cette voix,
    Demande au Créateur de raffermir sa foi ;
    Mais ce qu’elle pensait, je ne veux pas l’écrire.

  4. Deux clés de sinople
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    Au nord du jardin sombre est une porte noire
    Qui s’ouvre avec la clé de Maître Eléazar ;
    Un errant s’en approche, à l’abri des regards,
    Qui veut en ce lieu calme oublier ses déboires.

    Qui donna le sésame à cet homme sans gloire ?
    Quel bienfaiteur l’offrit à cet humble routard ?
    Ce fut un centurion, rencontré par hasard
    Auprès d’un grand comptoir où tout deux vinrent boire.

    Au coeur du petit parc se dresse un vieux palais
    Où dort depuis cent ans la troupe des valets ;
    Personne n’est entré depuis qu’il s’assoupirent.

    Une deuxième clé, qui fut à Saint Éloi,
    Permet de visiter ce ténébreux endroit ;
    Une belle princesse y sommeille et soupire.

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