Poème '01 – Chant premier' de Jacques DELILLE dans 'L'Homme des champs ou Les Géorgiques françaises'

01 – Chant premier

Jacques DELILLE
Recueil : "L'Homme des champs ou Les Géorgiques françaises"

Boileau jadis a pu, d’une imposante voix,
Dicter de l’art des vers les rigoureuses lois ;
Le chantre de Mantoue a pu des champs dociles
Hâter les dons tardifs par des leçons utiles :
Mais quoi ! L’art de jouir, et de jouir des champs,
Se peut-il enseigner ? Non sans doute, et mes chants,
Des austères leçons fuyant le ton sauvage,
Viennent de la nature offrir la douce image,
Inviter les mortels à s’en laisser charmer :
Apprendre à la bien voir, c’est apprendre à l’aimer.
Inspirez donc mes vers, lieux charmans, doux asiles,
Où la vie est plus pure, où les cœurs, plus tranquilles,
Ne se reprochent point le plaisir qu’ils ont eu !
Qui fait aimer les champs, fait aimer la vertu :

Ce sont les vrais plaisirs, les vrais biens que je chante.
Mais peu savent goûter leur volupté touchante :
Pour les bien savourer, c’est trop peu que des sens ;
Il faut une ame pure et des goûts innocens.
Toutefois n’allons pas, déclamateurs stériles,
Affliger de conseils tristement inutiles
Nos riches d’autrefois, nos pauvres Lucullus,
Errans sur les débris d’un luxe qui n’est plus :
On a trop parmi nous réformé l’opulence !
Mais je ne parle pas seulement à la France ;
Ainsi que tous les temps, j’embrasse tous les lieux.
O vous qui dans les champs prétendez vivre heureux,
N’offrez qu’un encens pur aux déités champêtres.
Héritier corrompu de ses simples ancêtres,
Ce riche qui, d’avance usant tous ses plaisirs,
Ainsi que son argent tourmente ses désirs,
S’écrie à son lever : « Que la ville m’ennuie !
Volons aux champs ; c’est là qu’on jouit de la vie,
Qu’on est heureux. » Il part, vole, arrive ; l’ennui
Le reçoit à la grille, et se traîne avec lui.
A peine il a de l’œil parcouru son parterre,
Et son nouveau kiosk, et sa nouvelle serre ;
Les relais sont mandés : lassé de son château,
Il part, et court bâiller à l’opéra nouveau.
Ainsi, changeant toujours de dégoûts et d’asile,
Il accuse les champs, il accuse la ville ;

Tous deux sont innocens, le tort est à son cœur :
Un vase impur aigrit la plus douce liqueur.
Le doux plaisir des champs fuit une pompe vaine :
L’orgueil produit le faste, et le faste la gêne.
Tel est l’homme ; il corrompt et dénature tout.
Qu’au milieu des cités son superbe dégoût
Ait transporté les bois, les fleurs et la verdure ;
Je lui pardonne encor : j’aime à voir la nature,
Toujours chassée en vain, vengeant toujours ses droits,
Rentrer à force d’art chez les grands et les rois.
Mais je vois en pitié le Crésus imbécille
Qui jusque dans les champs me transporte la ville :
Avec pompe on le couche, on l’habille, on le sert ;
Et Mondor au village est à son grand couvert.
Bien plus à plaindre encor les jeunes téméraires
Qui, lassés tout à coup du manoir de leurs pères,
Vont sur le grand théâtre, ennuyés à grands frais,
Transporter leurs champarts, leurs moulins, leurs forêts ;
Des puissances du jour assiégent la demeure,
Pour qu’un regard distrait en passant les effleure,
Ou que par l’homme en place un mot dit de côté
D’un faux air de crédit flatte leur vanité.
Malheureux qui bientôt reviendront, moins superbes,
Et vendanger leur vigne et recueillir leurs gerbes,
Et sauront qu’il vaut mieux, sous leurs humbles lambris,
Vivre heureux au hameau qu’intrigant à Paris.

Et vous qui de la cour affrontez les tempêtes,
Qu’ont de commun les champs et le trouble où vous êtes ?
Vous y paroissez peu ; c’est un gîte étranger,
De votre inquiétude hospice passager.
Qu’un jour vous gémirez de vos erreurs cruelles !
Les flatteurs sont ingrats : vos arbres sont fidèles,
Sont des hôtes plus sûrs, de plus discrets amis,
Et tiennent beaucoup mieux tout ce qu’ils ont promis.
Désertant des cités la foule solitaire,
D’avance venez donc apprendre à vous y plaire.
Cultivez vos jardins, volez quelques instans
Aux projets des cités, pour vos projets des champs ;
Et si vous n’aimez point la campagne en vrai sage,
La vanité du moins chérira son ouvrage.
Cependant, pour charmer ces champêtres loisirs,
La plus belle retraite a besoin de plaisirs.
Choisissons ; mais d’abord n’ayons pas la folie
De transporter aux champs Melpomène et Thalie :
Non qu’au séjour des grands j’interdise ces jeux,
Cette pompe convient à leurs châteaux pompeux ;
Mais sous nos humbles toits ces scènes théâtrales
Gâtent le doux plaisir des scènes pastorales.
Avec l’art des cités arrive leur vain bruit ;
L’étalage se montre, et la gaîté s’enfuit.
Puis, quelquefois les mœurs se sentent des coulisses,
Et souvent le boudoir y choisit ses actrices.

Joignez-y ce tracas de sotte vanité,
Et les haines naissant de la rivalité :
C’est à qui sera jeune, amant, prince ou princesse ;
Et la troupe est souvent un beau sujet de pièce.
Vous dirai-je l’oubli de soins plus importans,
Les devoirs immolés à de vains passe-temps ?
Tel néglige ses fils pour mieux jouer les pères ;
Je vois une Mérope, et ne vois point de mères :
L’homme fait place au mime, et le sage au bouffon.
Néron, bourreau de Rome, en étoit l’histrion :
Tant l’homme se corrompt alors qu’il se déplace !
Laissez donc à Molé, cet acteur plein de grâce,
Aux Fleuris, aux Sainvals, ces artistes chéris,
L’art d’embellir la scène et de charmer Paris ;
Charmer est leur devoir : vous, pour qu’on vous estime,
Soyez l’homme des champs ; votre rôle est sublime.
Et quel charme touchant ne promettent-ils pas
A des yeux exercés, à des sens délicats !
Insensible habitant des champêtres demeures,
Sans distinguer les lieux, les saisons et les heures,
Le vulgaire au hasard jouit de leur beauté :
Le sage veut choisir. Tantôt la nouveauté
Embellit les objets ; tantôt leur déclin même
Aux objets fugitifs prête un charme qu’on aime :
Le cœur vole au plaisir que l’instant a produit,
Et cherche à retenir le plaisir qui s’enfuit.

Ainsi l’ame jouit, soit qu’une fraîche aurore
Donne la vie aux fleurs qui s’empressent d’éclore,
Soit que l’astre du monde, en achevant son tour,
Jette languissamment les restes d’un beau jour.
Tel, quand des fiers combats Homère se repose,
Il aime à colorer l’aurore aux doigts de rose :
Tel le brillant Lorrain, de son pinceau touchant,
Souvent dore un beau ciel des rayons du couchant.
Etudiez aussi les momens de l’année :
L’année a son aurore, ainsi que la journée.
Ah ! Malheureux qui perd un spectacle si beau !
Le jeune papillon, échappé du tombeau,
Qui sur les fruits naissans, qui sur les fleurs nouvelles,
S’envole frais, brillant, épanoui comme elles,
Jouit moins au sortir de sa triste prison,
Que le sage au retour de la belle saison.
Adieu des paravents l’ennuyeuse clôture,
Adieu livres poudreux, adieu froide lecture !
Du grand livre des champs les trésors sont ouverts :
Partons, que les beaux lieux me rendent les beaux vers !
Si des beaux jours naissans on chérit les prémices,
Les beaux jours expirans ont aussi leurs délices ;
Dans l’automne, ces bois, ces soleils pâlissans,
Intéressent notre ame, en attristant nos sens :
Le printemps nous inspire une aimable folie ;
L’automne, les douceurs de la mélancolie.

On revoit les beaux jours avec ce vif transport
Qu’inspire un tendre ami dont on pleuroit la mort :
Leur départ, quoique triste, à jouir nous invite ;
Ce sont les doux adieux d’un ami qui nous quitte ;
Chaque instant qu’il accorde on aime à le saisir,
Et le regret lui-même augmente le plaisir.
Majestueux été, pardonne à mon silence !
J’admire ton éclat, mais crains ta violence,
Et je n’aime à te voir qu’en de plus doux instans,
Avec l’air de l’automne, ou les traits du printemps.
Que dis-je ? Ah ! Si tes jours fatiguent la nature,
Que tes nuits ont de charme, et quelle fraîcheur pure
Vient remplacer des cieux le brûlant appareil !
Combien l’œil, fatigué des pompes du soleil,
Aime à voir de la nuit la modeste courrière
Revêtir mollement de sa pâle lumière,
Et le sein des vallons, et le front des coteaux ;
Se glisser dans les bois, et trembler dans les eaux !
L’hiver, je l’avoûrai, je suis l’ami des villes :
Là des charmes ravis aux campagnes fertiles,
Grâce au pinceau flatteur, aux sons harmonieux,
L’image frappe encor mon oreille et mes yeux ;
Et j’aime à comparer, dans ce portrait fidèle,
Le peintre à la nature et l’image au modèle.
Si pourtant dans les champs l’hiver retient mes pas,
L’hiver a ses beautés. Que j’aime et des frimats

L’éclatante blancheur, et la glace brillante,
En lustres azurés à ces roches pendante !
Et quel plaisir encor, lorsqu’échappé dans l’air
Un rayon du printemps vient embellir l’hiver,
Et, tel qu’un doux souris qui naît parmi des larmes,
A la campagne en deuil rend un moment ses charmes !
Qu’on goûte avec transport cette faveur des cieux !
Quel beau jour peut valoir ce rayon précieux,
Qui, du moins un moment, console la nature !
Et si mon œil rencontre un reste de verdure
Dans les champs dépouillés, combien j’aime à le voir !
Aux plus doux souvenirs il mêle un doux espoir,
Et je jouis, malgré la froidure cruelle,
Des beaux jours qu’il promet, des beaux jours qu’il rappelle.
Le ciel devient-il sombre ? Eh bien ! Dans ce salon,
Près d’un chêne brûlant, j’insulte à l’aquilon.
Dans cette chaude enceinte, avec goût éclairée,
Mille doux passe-temps abrègent la soirée.
J’entends ce jeu bruyant où, le cornet en main,
L’adroit joueur calcule un hasard incertain.
Chacun sur le damier fixe, d’un œil avide,
Les cases, les couleurs, et le plein et le vide :
Les disques noirs et blancs volent du blanc au noir ;
Leur pile croît, décroît. Par la crainte et l’espoir
Battu, chassé, repris, de sa prison sonore
Le dez avec fracas part, rentre, part encore ;

Il court, roule, s’abat : le nombre a prononcé.
Plus loin, dans ses calculs gravement enfoncé,
Un couple sérieux qu’avec fureur possède
L’amour du jeu rêveur qu’inventa Palamède,
Sur des carrés égaux, différens de couleur,
Combattant sans danger, mais non pas sans chaleur,
Par cent détours savans conduit à la victoire
Ses bataillons d’ébène et ses soldats d’ivoire.
Long-temps des camps rivaux le succès est égal :
Enfin l’heureux vainqueur donne l’échec fatal,
Se lève, et du vaincu proclame la défaite.
L’autre reste atterré dans sa douleur muette,
Et, du terrible mat à regret convaincu,
Regarde encor long-temps le coup qui l’a vaincu.
Ailleurs c’est le piquet des graves douairières,
Le lotto du grand-oncle, et le wisk des grand-pères.
Là, sur un tapis vert, un essaim étourdi
Pousse contre l’ivoire un ivoire arrondi ;
La blouse le reçoit. Mais l’heure de la table
Désarme les joueurs ; un flacon délectable
Verse avec son nectar les aimables propos,
Et, comme son bouchon, fait partir les bons mots.
On se lève, on reprend sa lecture ordinaire,
On relit tout Racine, on choisit dans Voltaire.
Tantôt un bon roman charme le coin du feu :
Hélas ! Et quelquefois un bel esprit du lieu

Tire un traître papier ; il lit, l’ennui circule.
L’un admire en bâillant l’assommant opuscule,
Et d’un sommeil bien franc l’autre dormant tout haut
Aux battemens de mains se réveille en sursaut.
On rit ; on se remet de la triste lecture ;
On tourne un madrigal, on conte une aventure.
Le lendemain promet des plaisirs non moins doux,
Et la gaîté revient, exacte au rendez-vous.
Ainsi dans l’hiver même on connoît l’allégresse.
Ce n’est plus ce dieu sombre, amant de la tristesse ;
C’est un riant vieillard, qui sous le faix des ans
Connoît encor la joie, et plaît en cheveux blancs.
En tableaux variés les beaux jours plus fertiles
Ont des plaisirs plus vifs, des scènes moins tranquilles.
Eh ! Qui de ses loisirs peut mettre alors l’espoir
Dans ces tristes cartons peints de rouge et de noir ?
L’homme veut des plaisirs ; mais leurs pures délices
Ont besoin de santé, la santé d’exercices.
Laissez donc à l’hiver, laissez à la cité,
Tous ces jeux où la sombre et morne oisiveté,
Pour assoupir l’ennui réveillant l’avarice,
Se plaît dans un tourment et s’amuse d’un vice.
Loin ces tristes tapis ! L’air, l’onde et les forêts
De leurs jeux innocens vous offrent les attraits,
Et la guerre des bois, et les piéges des ondes.
Compagne des Silvains, des nymphes vagabondes,

Muse, viens, conduis-moi dans leurs sentiers déserts :
Le spectacle des champs dicta les premiers vers.
Sous ces saules touffus, dont le feuillage sombre
A la fraîcheur de l’eau joint la fraîcheur de l’ombre,
Le pêcheur patient prend son poste sans bruit,
Tient sa ligne tremblante, et sur l’onde la suit.
Penché, l’œil immobile, il observe avec joie
Le liége qui s’enfonce et le roseau qui ploie.
Quel imprudent, surpris au piége inattendu,
A l’hameçon fatal demeure suspendu ?
Est-ce la truite agile, ou la carpe dorée,
Ou la perche étalant sa nageoire pourprée ;
Ou l’anguille argentée, errante en longs anneaux ;
Ou le brochet glouton, qui dépeuple les eaux ?
Aux habitans de l’air faut-il livrer la guerre ?
Le chasseur prend son tube, image du tonnerre ;
Il l’élève au niveau de l’œil qui le conduit ;
Le coup part, l’éclair brille, et la foudre le suit.
Quels oiseaux va percer la grêle meurtrière ?
C’est le vanneau plaintif, errant sur la bruyère :
C’est toi, jeune alouette, habitante des airs !
Tu meurs en préludant à tes tendres concerts.
Mais pourquoi célébrer cette lâche victoire,
Ces triomphes sans fruits et ces combats sans gloire ?
O muse, qui souvent, d’une si douce voix,
Imploras la pitié pour les chantres des bois,

Ah ! Dévoue à la mort l’animal dont la tête
Présente à notre bras une digne conquête,
L’ennemi des troupeaux, l’ennemi des moissons.
Mais quoi ! Du cor bruyant j’entends déjà les sons ;
L’ardent coursier déjà sent tressaillir ses veines,
Bat du pied, mord le frein, sollicite les rênes.
A ces apprêts de guerre, au bruit des combattans,
Le cerf frémit, s’étonne et balance long-temps.
Doit-il loin des chasseurs prendre son vol rapide ?
Doit-il leur opposer son audace intrépide ?
De son front menaçant ou de ses pieds légers,
A qui se fîra-t-il dans ces pressans dangers ?
Il hésite long-temps : la peur enfin l’emporte ;
Il part, il court, il vole : un moment le transporte
Bien loin de la forêt, et des chiens et du cor.
Le coursier, libre enfin, s’élance et prend l’essor ;
Sur lui l’ardent chasseur part comme la tempête,
Se penche sur ses crins, se suspend sur sa tête.
Il perce les taillis, il rase les sillons,
Et la terre sous lui roule en noirs tourbillons.
Cependant le cerf vole, et les chiens sur sa voie
Suivent ces corps légers que le vent leur envoie ;
Partout où sont ses pas sur le sable imprimés,
Ils attachent sur eux leurs naseaux enflammés ;
Alors le cerf tremblant, de son pied, qui les guide,
Maudit l’odeur traîtresse et l’empreinte perfide.

Poursuivi, fugitif, entouré d’ennemis,
Enfin dans son malheur il songe à ses amis.
Jadis de la forêt dominateur superbe,
S’il rencontre des cerfs errans en paix sur l’herbe,
Il vient au milieu d’eux, humiliant son front,
Leur confier sa vie et cacher son affront.
Mais, hélas ! Chacun fuit sa présence importune
Et la contagion de sa triste fortune :
Tel un flatteur délaisse un prince infortuné.
Banni par eux, il fuit, il erre abandonné.
Il revoit ces grands bois, si chers à sa mémoire,
Où cent fois il goûta les plaisirs et la gloire,
Quand les bois, les rochers, les antres d’alentour
Répondoient à ses cris et de guerre et d’amour,
Et qu’en sultan superbe à ses jeunes maîtresses
Sa noble volupté partageoit ses caresses.
Honneur, empire, amour, tout est perdu pour lui.
C’est en vain qu’à ses maux prêtant un noble appui,
D’un cerf tout jeune encor la confiante audace
Succède à ses dangers et s’élance à sa place.
Par les chiens vétérans le piége est éventé.
Du son lointain des cors bientôt épouvanté,
Il part, rase la terre ; ou, vieilli dans la feinte,
De ses pas, en sautant, il interrompt l’empreinte ;
Ou, tremblant et tapi loin des chemins frayés,
Veille et promène au loin ses regards effrayés,

S’éloigne, redescend, croise et confond sa route.
Quelquefois il s’arrête ; il regarde, il écoute ;
Et des chiens, des chasseurs, de l’écho des forêts
Déjà l’affreux concert le frappe de plus près.
Il part encor, s’épuise encore en ruses vaines.
Mais déjà la terreur court dans toutes ses veines ;
Chaque bruit est pour lui l’annonce de son sort,
Chaque arbre un ennemi, chaque ennemi la mort.
Alors, las de traîner sa course vagabonde,
De la terre infidèle il s’élance dans l’onde,
Et change d’élément sans changer de destin.
Avide et réclamant son barbare festin,
Bientôt vole après lui, de sueur dégouttante,
Brûlante de fureur et de soif haletante,
La meute aux cris aigus, aux yeux étincelans.
L’onde à peine suffit à leurs gosiers brûlans :
Mais à leur fier instinct d’autres besoins commandent ;
C’est de sang qu’ils ont soif, c’est du sang qu’ils demandent.
Alors désespéré, sans amis, sans secours,
A la fureur enfin sa foiblesse a recours.
Hélas ! Pourquoi faut-il qu’en ruses impuissantes
La frayeur ait usé ses forces languissantes ?
Et que n’a-t-il plus tôt, écoutant sa valeur,
Par un noble combat illustré son malheur ?
Mais, enfin, las de perdre une inutile adresse,
Terrible, il se ranime, il s’avance, il se dresse,

Soutient seul mille assauts ; son généreux courroux
Réserve aux plus vaillans ses plus terribles coups.
Sur lui seul à la fois tous ses ennemis fondent ;
Leurs morsures, leurs cris, leur rage se confondent.
Il lutte, il frappe encore : efforts infructueux !
Hélas ! Que lui servit son port majestueux,
Et sa taille élégante et ses rameaux superbes,
Et ses pieds qui voloient sur la pointe des herbes ?
Il chancelle, il succombe, et deux ruisseaux de pleurs
De ses assassins même attendrissent les cœurs.
Permettez-vous ces jeux sans en être idolâtre :
N’imitez point ce fou, chasseur opiniâtre,
Qui ne parle jamais que meute, que chevaux ;
Qui croiroit avilir l’honneur de ses châteaux,
Si de cinquante cerfs les cornes menaçantes
N’ornoient pompeusement ses portes triomphantes ;
Vous conte longuement sa chasse, ses exploits,
Et met, comme le cerf, l’auditeur aux abois.
Êtes-vous de retour sous vos lambris tranquilles ?
Là des jeux moins bruyans, des plaisirs plus utiles,
Vous attendent encore. Aux délices des champs
Associez les arts et leurs plaisirs touchans.
Beaux arts ! Eh, dans quel lieu n’avez-vous droit deplaire ?
Est-il à votre joie une joie étrangère ?
Non ; le sage vous doit ses momens les plus doux :
Il s’endort dans vos bras ; il s’éveille pour vous.

Que dis-je ? Autour de lui tandis que tout sommeille,
La lampe inspiratrice éclaire encor sa veille.
Vous consolez ses maux, vous parez son bonheur ;
Vous êtes ses trésors, vous êtes son honneur,
L’amour de ses beaux ans, l’espoir de son vieil âge,
Ses compagnons des champs, ses amis de voyage ;
Et de paix, de vertus, d’études entouré,
L’exil même avec vous est un abri sacré.
Tel l’orateur romain, dans les bois de Tuscule,
Oublioit Rome ingrate ; ou tel, son digne émule,
Dans Frênes, Daguesseau goûtoit tranquillement
D’un repos occupé le doux recueillement :
Tels, de leur noble exil tous deux charmoient les peines.
Malheur aux esprits durs, malheur aux ames vaines
Qui dédaignent les arts au temps de leur faveur !
Les beaux arts à leur tour, dans les temps du malheur,
Les livrent sans ressource à leur vile infortune.
Mais avec leurs amis ils font prison commune,
Les suivent dans les champs, et, payant leur amour,
Consolent leur exil et chantent leur retour.
Mais c’est peu des beaux lieux, des beaux jours, de l’étude,
Je veux que l’amitié, peuplant ma solitude,
Me donne ses plaisirs et partage les miens.
O jours de ma jeunesse ! Hélas ! Je m’en souviens,
Epris de la campagne et l’aimant en poëte,
Je ne lui demandois qu’un désert pour retraite,

Pour compagons, des bois, des oiseaux et des fleurs.
Je l’aimois, je l’aimois jusque dans ses horreurs :
J’aimois à voir les bois, battus par les tempêtes,
Abaisser tour à tour et redresser leurs têtes ;
J’allois sur les frimats graver mes pas errans,
Et de loin j’écoutois la course des torrens.
Mais tout passe ; aujourd’hui qu’un sang moins vif m’enflamme,
Que les besoins des sens font place à ceux de l’ame,
S’il est long-temps désert, le plus aimable lieu
Ne me plaît pas long-temps ; les arbres parlent peu,
Dit le bon Lafontaine, et ce qu’un bois m’inspire,
Je veux à mes côtés trouver à qui le dire.
Ainsi, fermant la porte au sot qui de Paris
S’en vient tuer le temps, la joie et vos perdrix,
De ceux qu’unit à vous une amitié sincère
Préparez, décorez la chambre hospitalière.
Ce sont de vieux voisins, des proches, des enfans,
Qui visitent des lieux chers à leurs premiers ans :
C’est un père adoré qui vient, dans sa vieillesse,
Reconnoître les bois qu’a plantés sa jeunesse ;
La ferme à son aspect semble se réjouir,
Les bosquets s’égayer, les fleurs s’épanouir.
Tantôt c’est votre ami, votre ami de l’enfance,
Qui de vos simples goûts partage l’innocence.
Chacun retrouve là ses passe-temps chéris,
Son meuble accoutumé, ses livres favoris.

Tantôt Robert arrive, et ses riches images
Doublent, en les peignant, vos plus beaux paysages ;
Et tantôt son pinceau, dans de plus doux portraits,
De ceux que vous aimez vous reproduit les traits.
Ainsi, plein des objets que votre cœur adore,
De vos amis absens vous jouissez encore.
Ces lieux, chers aux vivans, sont aussi chers aux morts.
Qui vous empêchera de placer sur ces bords,
Près d’un ruisseau plaintif, sous un saule qui pleure,
D’un ami regretté la dernière demeure ?
Est-il un lieu plus propre à ce doux monument,
Où des mânes chéris dorment plus mollement ?
Du bon helvétien qui ne connoît l’usage ?
Près d’une eau murmurante, au fond d’un vert bocage,
Il place les tombeaux ; il les couvre de fleurs :
Par leur douce culture il charme ses douleurs,
Et pense respirer, quand sa main les arrose,
L’ame de son ami dans l’odeur d’une rose.
Ne pouvez-vous encore y consacrer les traits
De ceux par qui fleurit l’art fécond de Cerès ?
Pouvez-vous à Berghem refuser un asile,
Un marbre à Théocrite, un bosquet à Virgile ?
Hélas ! Je n’ai point droit d’avoir place auprès d’eux ;
Mais si de l’art des vers quelque ami généreux
Daigne un jour m’accorder de modestes hommages,
Ah ! Qu’il ne place pas le chantre des bocages

Dans le fracas des cours ou le bruit des cités.
Vallons que j’ai chéris, coteaux que j’ai chantés,
Souffrez que parmi vous ce monument repose ;
Qu’un peuplier le couvre et qu’un ruisseau l’arrose !
Mes vœux sont exaucés : du sein de leur repos
Un essaim glorieux de belles, de héros,
Qui, successeurs polis des sarmates sauvages,
De l’antique Vistule honorent les rivages,
Auprès de Saint-Lambert, de Pope, de Thompson,
Offre dans ses jardins une place à mon nom.
Que dis-je ? Tant d’honneur n’est pas fait pour ma muse ;
La gloire de ces noms du mien seroit confuse.
Mais, si dans un bosquet obscur et retiré
Il est un coin désert, un réduit ignoré,
Au-dessous de Gessner, et bien loin de Virgile,
Hôtes de ces beaux lieux, gardez-moi cet asile.
Content, je vous verrai, dans vos rians vallons,
De l’art que je chantai pratiquer les leçons,
Enrichir vos hameaux, parer leur solitude,
Des partis turbulens calmer l’inquiétude.
Heureux si quelquefois, sous vos ombrages verts,
L’écho redit mon nom, mon hommage et mes vers !
Mais, ne l’oublions pas, à la ville, au village,
Le bonheur le plus doux est celui qu’on partage.
Heureux ou malheureux, l’homme a besoin d’autrui ;
Il ne vit qu’à moitié, s’il ne vit que pour lui.

Vous donc à qui des champs la joie est étrangère,
Ah ! Faites-y le bien, et les champs vont vous plaire.
Le bonheur dans les champs a besoin de bonté.
Tout se perd dans le bruit d’une vaste cité ;
Mais au sein des hameaux le château, la chaumière,
Et l’oisive opulence et l’active misère,
Nous offrent de plus près leur contraste affligeant,
Et contre l’homme heureux soulèvent l’indigent.
Alors vient la bonté qui désarme l’envie,
Rend ses droits au malheur, l’équilibre à la vie,
Corrige les saisons, laisse à l’infortuné
Quelques épis du champ par ses mains sillonné,
Comble enfin par ses dons cet utile intervalle
Que met entre les rangs la fortune inégale.
Et ! Dans quels lieux le ciel, mieux qu’au séjour des champs,
Nous instruit-il d’exemple aux généreux penchans ?
De bienfaits mutuels voyez vivre le monde.
Ce champ nourrit le bœuf, et le bœuf le féconde ;
L’arbre suce la terre, et ses rameaux flétris
A leur sol maternel vont mêler leurs débris ;
Les monts rendent leurs eaux à la terre arrosée ;
L’onde rafraîchit l’air, l’air s’épanche en rosée :
Tout donne et tout reçoit, tout jouit et tout sert.
Les cœurs durs troublent seuls ce sublime concert.
L’un, si du dé fatal la chance fut perfide,
Parcourt tout son domaine en exacteur avide ;

Sans sécher une larme épuisant son trésor,
L’autre, comme d’un poids, se défait de son or.
Quoi, ton or t’importune ? ô richesse impudente !
Pourquoi donc près de toi cette veuve indigente,
Ces enfans dans leur fleur desséchés par la faim,
Et ces filles sans dot, et ces vieillards sans pain ?
Oh ! D’un simple hameau si le ciel m’eût fait maître,
Je saurois en jouir : heureux, digne de l’être,
Je voudrois m’entourer de fleurs, de riches plants,
De beaux fruits, et surtout de visages rians ;
Et je ne voudrois pas, qu’attristant ma fortune,
La faim vînt m’étaler sa pâleur importune.
Mais je hais l’homme oisif : la bêche, les rateaux,
Le soc, tout l’arsenal des rustiques travaux,
Attendroient l’indigent, sûr d’un juste salaire,
Et chez moi le travail banniroit la misère.
C’est peu : des maux cruels troublent souvent ses jours ;
Aux douleurs, au vieil âge assurez des secours.
Dans les appartemens du logis le moins vaste
Qu’il en soit un où l’art, avec ordre et sans faste,
Arrange le dépôt des remèdes divers
A ses infirmités incessamment offerts.
L’oisif, de qui l’ennui vient vous rendre visite,
Loûra plus volontiers, de sa voix parasite,
Vos glaces, vos tapis, votre salon doré ;
Mais pour tous les bons cœurs ce lieu sera sacré.

Souvent à vos bienfaits joignez votre présence ;
Votre aspect consolant doublera leur puissance.
Menez-y vos enfans ; qu’ils viennent sans témoin
Offrir leur don timide au timide besoin ;
Que surtout votre fille, amenant sur vos traces
La touchante pudeur, la première des grâces,
Y fasse en rougissant l’essai de la bonté,
Par qui tout s’embellit jusques à la beauté.
Ainsi, comme vos traits, leurs mœurs sont votre image ;
Votre exemple est leur dot, leurs vertus votre ouvrage,
Cœurs durs, qui payez cher de fastueux dégoûts,
Ah ! Voyez ces plaisirs, et soyez-en jaloux.
L’homme le plus obscur, quelquefois, sous le chaume
Gouverne en son idée une ville, un royaume.
Moi jamais, dans l’erreur de mes illusions,
Je n’aspire à régler le sort des nations :
Me formant du bonheur une plus humble image,
Quelquefois je m’amuse à régler un village ;
Je m’établis le chef de ces petits états.
Mais à mes propres soins je ne me borne pas ;
Au bon gouvernement de ce modeste empire
Je veux que du hameau chaque pouvoir conspire.
O vous pour qui j’écris le code des hameaux,
Souffrez que mes leçons se changent en tableaux.
Voyez-vous ce modeste et pieux presbytère ?
Là vit l’homme de Dieu, dont le saint ministère

Du peuple réuni présente au ciel les vœux,
Ouvre sur le hameau tous les trésors des cieux,
Soulage le malheur, consacre l’hyménée,
Bénit et les moissons et les fruits de l’année,
Enseigne la vertu, reçoit l’homme au berceau,
Le conduit dans la vie, et le suit au tombeau.
Je ne choisirai point pour cet emploi sublime,
Cet avide intrigant que l’intérêt anime ;
Sévère pour autrui, pour lui-même indulgent ;
Qui pour un vil profit quitte un temple indigent,
Dégrade par son ton la chaire pastorale,
Et sur l’esprit du jour compose sa morale.
Fidèle à son église, et cher à son troupeau,
Le vrai pasteur ressemble à cet antique ormeau
Qui, des jeux du village ancien dépositaire,
Leur a prêté cent ans son ombre héréditaire,
Et dont les verts rameaux, de l’âge triomphans,
Ont vu mourir le père et naître les enfans.
Par ses sages conseils, sa bonté, sa prudence,
Il est pour le village une autre providence :
Quelle obscure indigence échappe à ses bienfaits ?
Dieu seul n’ignore pas les heureux qu’il a faits.
Souvent dans ces réduits où le malheur assemble
Le besoin, la douleur et le trépas ensemble,
Il paroît ; et soudain le mal perd son horreur,
Le besoin sa détresse, et la mort sa terreur.

Qui prévient le besoin, prévient souvent le crime.
Le pauvre le bénit, et le riche l’estime ;
Et souvent deux mortels, l’un de l’autre ennemis,
S’embrassent à sa table et retournent amis.
Honorez ses travaux. Que son logis antique,
Par vous rendu décent et non pas magnifique,
Au dedans des vertus renfermant les trésors,
D’un air de propreté s’embellisse au dehors :
La pauvreté dégrade, et le faste révolte.
Partagez avec lui votre riche récolte ;
Ornez son sanctuaire et parez son autel.
Liguez-vous saintement pour le bien mutuel :
Et quel spectacle, ô dieu, vaut celui d’un village
Qu’édifie un pasteur, et que console un sage ?
Non, Rome subjuguant l’univers abattu,
Ne vaut pas un hameau qu’habite la vertu,
Où les bienfaits de l’un, de l’autre les prières,
Sont les trésors du pauvre et l’espoir des chaumières.
Il est dans le village une autre autorité,
C’est des fils du hameau le pédant redouté.
Muse, baisse le ton, et sans être grotesque,
Peins des fils du hameau le mentor pédantesque.
Bientôt j’enseignerai comment un soin prudent
Peut de ce grave emploi seconder l’ascendant.
Mais le voici : son port, son air de suffisance,
Marquent dans son savoir sa noble confiance.

Il sait, le fait est sûr, lire, écrire et compter ;
Sait instruire à l’école, au lutrin sait chanter ;
Connoît les lunaisons, prophétise l’orage,
Et même du latin eut jadis quelque usage.
Dans les doctes débats ferme et rempli de cœur,
Même après sa défaite il tient tête au vainqueur.
Voyez, pour gagner temps, quelles lenteurs savantes
Prolongent de ses mots les syllabes traînantes !
Tout le monde l’admire, et ne peut concevoir
Que dans un cerveau seul loge tant de savoir.
Du reste, inexorable aux moindres négligences,
Tant il a pris à cœur le progrès des sciences,
Paroît-il ? Sur son front ténébreux ou serein
Le peuple des enfans croit lire son destin.
Il veut, on se sépare ; il fait signe, on s’assemble ;
Il s’égaie, et l’on rit ; il se ride, et tout tremble.
Il caresse, il menace, il punit, il absout.
Même absent, on le craint ; il voit, il entend tout :
Un invisible oiseau lui dit tout à l’oreille ;
Il sait celui qui rit, qui cause, qui sommeille,
Qui néglige sa tâche, et quel doigt polisson
D’une adroite boulette a visé son menton.
Non loin croît le bouleau dont la verge pliante
Est sourde aux cris plaintifs de leur voix suppliante,
Qui, dès qu’un vent léger agite ses rameaux,
Fait frissonner d’effroi cet essaim de marmots,

Plus pâles, plus tremblans encor que son feuillage.
Tel, ô doux chanonat, sur ton charmant rivage,
J’ai vu, j’ai reconnu, j’ai touché de mes mains,
Cet arbre dont s’armoient mes pédans inhumains,
Ce saule, mon effroi, mon bienfaiteur peut-être.
Des enfans du hameau tel est le grave maître.
En secondant ses soins rendez-le plus soigneux.
Rien n’est vil pour le sage ; un sot est dédaigneux.
Il faut dans les emplois, quoique l’orgueil en pense,
Aux grands la modestie, aux petits l’importance.
Encouragez-le donc ; songez que dans ses mains
Du peuple des hameaux reposent les destins,
Et, rendant à ses yeux son office honorable,
Laissez-le s’estimer pour qu’il soit estimable.
Et quel spectacle encor ne vous offriront pas
Tous ces groupes d’enfans, leurs courses, leurs ébats !
Sans doute on aime à voir la sagesse mûrie,
De ses fruits déjà prêts enrichir la patrie :
Mais quel sage peut voir sans un attrait flatteur
La vie encor naissante et l’homme encore en fleur ?
C’est là que l’homme est lui, que nul art ne déguise
De ses premiers penchans la naïve franchise.
L’un, docile et traitable après le châtiment,
Laisse appaiser d’un mot son court ressentiment ;
Il essuie en riant une dernière larme ;
Un affront l’irritoit, un souris le désarme

Et de son cœur facile obtient un prompt retour.
L’autre, ferme en sa haine ainsi qu’en son amour,
Tient baissé vers la terre un œil triste et farouche ;
Prières, doux propos, présens, rien ne le touche ;
Il repousse les dons d’une odieuse main,
Et garde obstinément un silence mutin :
Tel, décélant déjà son ame magnanime,
Jadis Caton enfant fut un boudeur sublime.
Mais l’heure des jeux sonne ; observez-le encor
Dans ces jeux où l’instinct prend son premier essor.
De talens variés quel heureux assemblage !
L’un est l’historien, le conteur du village :
L’autre, Euclyde nouveau, confie au sol mouvant
Ses cercles, ses carrés, dont s’amuse le vent.
L’un, apprenti Rubens, charbonne la muraille :
L’autre, Chevert futur, met sa troupe en bataille.
Suivez dans ses essais ce groupe intéressant.
Là peut-être à vos yeux rêve un Pascal naissant :
Peut-être un successeur des Boileaus, des Molières,
Autour du buis tournant fait siffler ses lanières,
Dont la muse eût un jour de son terrible vers
Châtié la sottise et fouetté nos travers :
Peut-être qu’un rival des Molés, des Prévilles,
Nous peint les sots des champs, qui peindroit ceux des villes.
Peut-être enfin un Pope, un Locke, un Addisson
N’attend qu’un bienfaiteur de sa jeune raison :

Ainsi ce jeune œillet n’attendoit pour éclore
Qu’un des rayons du jour, qu’un des pleurs de l’aurore.
Aujourd’hui, sans songer à son renom futur,
Son cœur est satisfait si, lancé d’un bras sûr,
Le caillou sous les eaux court, tombe et se relève,
Ou si par un bon vent son cerf-volant s’élève.
Dès qu’un heureux hasard vient l’offrir à vos yeux,
Hâtez-vous, saisissez ce germe précieux.
Cultivés, protégés par vos secours propices,
Ces jeunes sauvageons croîtront sous vos auspices :
Hâtés par vos bienfaits, leurs fruits seront plus doux,
Et leur succès flatteur reviendra jusqu’à vous.
Des préjugés aussi préservez le jeune âge.
Naguère des esprits hantoient chaque village ;
Tout hameau consultoit son sorcier, son devin ;
Tout château renfermoit son spectre, son lutin,
Et dans de longs récits la vieillesse conteuse
En troubloit le repos de l’enfance peureuse.
Surtout, lorsqu’aux lueurs d’un nocturne flambeau
L’heure de la veillée assembloit le hameau,
Toujours de revenans quelque effrayante histoire
Resserroit de frayeur le crédule auditoire.
Loin d’eux ces fictions qui sèment la terreur,
Filles des préjugés et mères de l’erreur !
Ah ! Contons-leur plutôt la bonne moissonneuse,
Soigneuse d’oublier l’épi de la glaneuse ;

Le bon fils, le bon père, et l’invisible main
Qui punit l’homicide et nourrit l’orphelin.
Ainsi vous assurez, bienfaiteur du village,
Des secours au vieillard, des leçons au jeune âge.
Ce n’est pas tout encor ; que d’heureux passe-temps
De leurs jours désœuvrés amusent les instans !
Hélas qui l’eût pu croire ? Une bonté barbare
De ces jours consolans est devenue avare.
Ces jours, leur dites-vous, de stériles loisirs,
Ces jours sont au travail volés par les plaisirs.
Ainsi votre bonté du repos les dispense,
Et l’excès du travail en est la récompense !
Hélas ! Au laboureur, à l’utile ouvrier,
Dans les jours solennels pouvons-nous envier
Le vin et les chansons, le fifre et la musette ;
A leur fille l’honneur de sa simple toilette ?
Non, laissons-leur du moins, pour prix de leur labeur,
Une part à la vie, une part au bonheur.
Vous-même secondez leur naïve allégresse.
Déjà je crois en voir la scène enchanteresse.
Pour peindre leurs plaisirs et leurs groupes divers,
Donnez, ah ! Donnez-moi le pinceau de Teniers.
Là des vieillards buvant content avec délices,
L’un ses jeunes amours, l’autre ses vieux services,
Et son grade à la guerre, et dans quel grand combat
Lui seul avec De Saxe il a sauvé l’état.

Plus loin, non sans frayeur dans les airs suspendue,
Eglé monte et descend sur la corde tendue :
Zéphir vient se jouer dans ses flottans habits,
Et la pudeur craintive en arrange les plis.
Ailleurs s’ouvre un long cirque, où des boules rivales
Poursuivent vers le but leurs courses inégales,
Et leur fil à la main, des experts à genoux
Mesurent la distance et décident des coups.
Ici, sans employer l’élastique raquette,
La main jette la balle et la main la rejette.
Là, d’agiles rivaux sentent battre leur cœur ;
Tout part, un cri lointain a nommé le vainqueur.
Plus loin, un bois roulant de la main qui le guide
S’élance, cherche, atteint, dans sa course rapide,
Ces cônes alignés, qu’il renverse en son cours,
Et qui, toujours tombant, se redressent toujours ;
Quelquefois, de leurs rangs parcourant l’intervalle,
Il hésite, il prélude à leur chute fatale ;
Il les menace tous, aucun n’a succombé ;
Enfin il se décide, et le neuf est tombé.
Et vous, archers adroits, prenez le trait rapide ;
Un pigeon est le but. L’un de l’oiseau timide
Effleure le plumage, un autre rompt ses nœuds ;
L’autre le suit de l’œil, et l’atteint dans les cieux.
L’oiseau tourne dans l’air sur son aile sanglante,
Et rapporte, en tombant, la flèche triomphante.

Mais c’est auprès du temple, au pied du grand ormeau,
Que s’assemble la fleur et l’amour du hameau.
L’archet rustique part, chacun choisit sa belle ;
On s’enlace, on s’élève, on retombe avec elle.
Plus d’un cœur bat, pressé d’une furtive main,
Et le folâtre amour prélude au sage hymen.
Partout rit le bonheur, partout brille la joie ;
L’adresse s’entretient, la vigueur se déploie :
Leurs jeux sont innocens, leur plaisir acheté,
Et même le repos bannit l’oisiveté.
Vous, charmé de ces jeux, riche de leur aisance,
Vous goûtez le bonheur qui suit la bienfaisance.
Heureux, vous unissez, dans votre heureux hameau,
Le riche à l’indigent, la cabane au château.
Vous créez des plaisirs, vous soulagez des peines,
Du lien social vous resserrez les chaînes,
Et satisfait de tout, et ne regrettant rien,
Vous dites comme Dieu : ce que j’ai fait est bien.

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Jacques DELILLE

Portait de Jacques DELILLE

Jacques Delille, souvent appelé l’abbé Delille, né à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) le 22 juin 1738 et mort à Paris dans la nuit du 1er au 2 mai 1813, est un poète français.
Delille porta quelque temps le titre d’abbé parce qu’il possédait l’abbaye de Saint-Séverin ; mais il ne suivit pas la carrière... [Lire la suite]

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