Poème '03 – Chant troisième' de Jacques DELILLE dans 'Les Jardins ou L'Art d'Embellir les Paysages'

03 – Chant troisième

Jacques DELILLE
Recueil : "Les Jardins ou L'Art d'Embellir les Paysages"

Je chantais les jardins, les vergers et les bois,
Quand le cri de Bellone a retenti trois fois.
À ces cris, arrachés des foyers de leurs pères,
Nos guerriers ont volé sur des mers étrangères,
Et Mars a de Vénus déserté les bosquets.
Dieux des champs, dieux amis de l’innocente paix,
Ne craignez rien. Louis, au lieu de vous détruire,
Veut sur des bords lointains étendre votre empire ;
Il veut qu’un peuple ami, trop longtemps opprimé,
Recueille en paix le grain que ses mains ont semé.
Et vous, jeunes guerriers qu’admire un autre monde,
Je ne puis vers York, sur les gouffres de l’onde
Suivre votre valeur ; mais pour votre retour
Ma muse des jardins embellit le séjour.
Déjà j’ordonne aux fleurs de croître pour vos têtes ;
Pour vous de myrtes verts des couronnes sont prêtes.
Je prépare pour vous le murmure des eaux,
Les tapis des gazons, les abris des berceaux,
Où mollement assis, oubliant les alarmes,
Tranquilles vous direz la gloire de nos armes,
Tandis qu’entre la crainte et l’espoir suspendus,
Vos enfants frémiront d’un danger qui n’est plus.

Achevons cependant d’orner ces frais asiles.
Jadis dans nos jardins les fables infertiles,
Tristes, secs, et du jour réfléchissant les feux,
Importunaient les pieds et fatiguaient les yeux.
Tout était nu, brûlant ; mais enfin l’Angleterre
Nous apprit l’art d’orner et d’habiller la terre.
Soignez donc ces gazons déployés sur son sein.
Sans cesse l’arrosoir ou la faux à la main,
Désaltérez leur soif, tondez leur chevelure.
Que le roulant cylindre en foule la verdure.
Que toujours bien choisis, bien unis, bien serrés,
De l’herbe usurpatrice avec soin délivrés,
Du plus tendre duvet ils gardent la finesse ;
Et quelquefois enfin réparez leur vieillesse.
Réservez toutefois aux lieux moins éloignés
Ce luxe de verdure et ces gazons soignés.
Du reste composez une riche pâture,
Et que vos seuls troupeaux en fassent la culture.
Ainsi vous formerez des nourrissons nombreux,
Des engrais pour vos champs, des tableaux pour vos yeux.
Ne rougissez donc point, quoique l’orgueil en gronde,
D’ouvrir vos parcs au bœuf, à la vache féconde,
Qui ne dégrade plus ni vos parcs, ni mes vers.

Mais c’est peu de créer ces vastes tapis verts ;
Il en faut avec goût savoir choisir les formes.
Craignez pour eux l’ennui des cadres uniformes.
En d’insipides ronds, ou d’ennuyeux carrés,
Je ne veux point les voir tristement resserrés.
Un air de liberté fait leur première grâce.
Que tantôt dans les bois, dont l’ombre les embrasse,
D’un air mystérieux ils aillent se cacher,
Et que tantôt les bois les reviennent chercher.
Telle est d’un beau gazon la forme simple et pure.

Voulez-vous mieux l’orner ? Imitez la nature.
Elle émaille les prés des plus riches couleurs.
Hâtez-vous ; vos jardins vous demandent des fleurs.
Fleurs charmantes ! par vous la nature est plus belle ;
Dans ses brillants tableaux l’art vous prend pour modèle ;
Simples tributs du cœur, vos dons sont chaque jour
Offerts par l’amitié, hasardés par l’amour.
D’embellir la beauté vous obtenez la gloire ;
Le laurier vous permet de parer la victoire ;
Plus d’un hameau vous donne en prix à la pudeur.
L’autel même où de Dieu repose la grandeur,
Se parfume au printemps de vos douces offrandes,
Et la religion sourit à vos guirlandes.
Mais c’est dans nos jardins qu’est votre heureux séjour.
Filles de la rosée et de l’astre du jour,
Venez donc de nos champs décorer le théâtre.

N’attendez pas pourtant qu’amateur idolâtre,
Au lieu de vous jeter par touffes, par bouquets,
J’aille de lits en lits, de parquets en parquets,
De chaque fleur nouvelle attendre la naissance,
Observer ses couleurs, épier leur nuance.
Je sais que dans Harlem plus d’un triste amateur
Au fond de ses jardins s’enferme avec sa fleur,
Pour voir sa renoncule avant l’aube s’éveille,
D’une anémone unique adore la merveille,
Ou, d’un rival heureux enviant le secret,
Achète au poids de l’or les taches d’un œillet.
Laissez-lui sa manie et son amour bizarre ;
Qu’il possède en jaloux et jouisse en avare.

Sans obéir aux lois d’un art capricieux,
Fleurs, parure des champs et délices des yeux,
De vos riches couleurs venez peindre la terre.
Venez : mais n’allez pas dans les buis d’un parterre
Renfermer vos appas tristement relégués.
Que vos heureux trésors soient partout prodigués.
Tantôt de ces tapis émaillez la verdure ;
Tantôt de ces sentiers égayez la bordure.
Formez-vous en bouquets ; entourez ces berceaux ;
En méandres brillants courez au bord des eaux,
Ou tapissez ces murs, ou dans cette corbeille
Du choix de vos parfums embarrassez l’abeille.
Que Rapin, vous suivant dans toutes les saisons,
Décrive tous vos traits, rappelle tous vos noms ;
À de si longs détails le dieu du goût s’oppose.
Mais qui peut refuser un hommage à la rose,
La rose, dont Vénus compose ses bosquets,
Le printemps sa guirlande, et l’amour ses bouquets,
Qu’Anacréon chanta, qui formait avec grâce
Dans les jours de festin la couronne d’Horace ?
Mais ce riant sujet plaît trop à mes pinceaux,
Destinés à tracer de plus mâles tableaux.

Ô vous, dont je foulais les pelouses fleuries,
Adieu, charmants bosquets, adieu, vertes prairies ;
Ces masses de rochers confusément épars
Sur leur informe aspect appellent mes regards.
De nos jardins voués à la monotonie
Leur sublime âpreté jadis était bannie.
Depuis qu’enfin le peintre y prescrivant des lois,
Sur l’arpenteur timide a repris tous ses droits,
Nos jardins plus hardis de ces effets s’emparent.
Mais de quelque beauté que ces masses les parent,
Si le sol n’offre point ces blocs majestueux,
De la nature en vain rival présomptueux,
L’art en voudrait tenter une infidèle image.
Du haut des vrais rochers, sa demeure sauvage,
La nature se rit de ces rocs contrefaits,
D’un travail impuissant avortons imparfaits.

Loin de ces froids essais qu’un vain effort étale,
Aux champs de Midleton, aux monts de Dovedale,
Whateli, je te suis ; viens, j’y monte avec toi.
Que je m’y sens saisi d’un agréable effroi !
Tous ces rocs variant leurs gigantesques cimes,
Vers le ciel élancés, roulés dans des abîmes,
L’un par l’autre appuyés, l’un sur l’autre étendus,
Quelquefois dans les airs hardiment suspendus,
Les uns taillés en tours, en arcades rustiques,
Quelques-uns à travers leurs noirâtres portiques
Du ciel dans le lointain laissant percer l’azur,
Des sources, des ruisseaux le cours brillant et pur,
Tout rappelle à l’esprit ces magiques retraites,
Ces romanesques lieux qu’ont chantés les poètes.
Heureux si ces grands traits embellissent vos champs !

Mais dans votre tableau leurs tons seraient tranchants.
C’est là, c’est pour dompter leur inculte énergie,
Qu’il faut d’un enchanteur le charme et la magie.
Cet enchanteur, c’est l’art ; ces charmes, sont les bois.
Il parle ; les rochers s’ombragent à sa voix,
Et semblent s’applaudir de leur pompe étrangère.
Mais en ornant ainsi leur sécheresse austère,
Variez bien vos plants. Offrez aux spectateurs
Des contrastes de tons, de formes, de couleurs.
Que les plus beaux rochers sortent par intervalles.
N’interromprez-vous point ces masses trop égales ?
Cachez ou découvrez, variez à la fois
Les bois par les rochers, les rochers par les bois.

N’avez-vous pas encor, pour former leur parure,
Des arbustes rampants l’errante chevelure ?
J’aime à voir ces rameaux, ces souples rejetons,
Sur leurs arides flancs serpenter en festons.
J’aime à voir leur front chauve et leur tête sauvage
Se coiffer de verdure, et s’entourer d’ombrage.
C’est peu. Parmi ces rocs un vallon précieux,
Un terrain moins ingrat vient-il rire à vos yeux ?
Saisissez ce bienfait ; déployez à la vue
D’un sol favorisé la richesse imprévue.
C’est un contraste heureux ; c’est la stérilité
Qui cède un coin de terre à la fertilité.
Ainsi vous subjuguez leur âpre caractère.

Mais quoi ! faut-il toujours les orner pour vous plaire ?
Non ; l’art qui doit toujours en adoucir l’horreur,
Leur permet quelquefois d’inspirer la terreur.
Lui-même il les seconde. Au bord d’un précipice
D’une simple cabane il pose l’édifice :
Le précipice encore en paraît agrandi.
Tantôt d’un roc à l’autre il jette un pont hardi.
À leur terrible aspect je tremble, et de leur cime
L’imagination me suspend sur l’abîme.
Je songe à tous ces bruits du peuple répétés,
De voyageurs perdus, d’amants précipités ;
Vieux récits, qui, charmant la foule émerveillée,
Des crédules hameaux abrègent la veillée,
Et que l’effroi du lieu persuade un moment.
Mais de ces grands effets n’usez que sobrement.
Notre cœur dans les champs à ces rudes secousses
Préfère un calme heureux, des émotions douces.
Moi-même, je le sens, de la cime des monts
J’ai besoin de descendre en mes riants vallons.
Je les ornai de fleurs, les couvris de bocages ;
Il est temps que des eaux roulent sous leurs ombrages.

Et bien ! si vos sommets jadis tout dépouillés
Sont, grâce à mes leçons, richement habillés,
Ô rochers ! ouvrez-moi vos sources souterraines :
Et vous, fleuves, ruisseaux, beaux lacs, claires fontaines,
Venez, portez partout la vie et la fraîcheur.
Ah ! qui peut remplacer votre aspect enchanteur ?
De près il nous amuse, et de loin nous invite ;
C’est le premier qu’on cherche, et le dernier qu’on quitte.
Vous fécondez les champs ; vous répétez les cieux ;
Vous enchantez l’oreille et vous charmez les yeux.
Venez : puissent mes vers, en suivant votre course,
Couler plus abondants encor que votre source,
Plus légers que les vents qui courbent vos roseaux,
Doux comme votre bruit, et purs comme vos eaux !

Et vous qui dirigez ces ondes bienfaitrices,
Respectez leur penchant et même leurs caprices.
Dans la facilité de ses libres détours,
Voyez l’eau de ses bords embrasser les contours.
De quel droit osez-vous, captivant sa souplesse,
De ses plis sinueux contraindre la mollesse ?
Que lui fait tout le marbre où vous l’emprisonnez ?
Voyez-vous, les cheveux aux vents abandonnés,
Sans contrainte, sans art, sans parure étrangère,
Marcher, courir, bondir la folâtre bergère ?
Sa grâce est dans l’aisance et dans la liberté.
Mais au fond d’un sérail contemplez la beauté :
En vain elle éblouit, vainement elle étale
De ses atours captifs la pompe orientale ;
Je ne sais quoi de triste, empreint dans tous ses traits,
Décèle la contrainte et flétrit ses attraits.

Que l’eau conserve donc la liberté qu’elle aime,
Ou changez en beauté son esclavage même.
Ainsi malgré Morel, dont l’éloquente voix
De la simple nature a su plaider les droits,
J’aime ces jeux où l’onde en des canaux pressée
Part, s’échappe et jaillit avec force élancée.
À l’aspect de ces flots qu’un art audacieux
Fait sortir de la terre et lance jusqu’aux cieux,
L’homme se dit : « c’est moi qui créai ces prodiges ».
L’homme admire son art dans ces brillants prestiges ;
Qu’ils soient donc déployés chez les grands et les rois.
Mais, je le dis encor ; loin le luxe bourgeois
Dont le jet d’eau honteux, n’osant quitter la terre,
S’élève à peine, et meurt à deux pieds du parterre.

C’est peu : tout doit répondre à ce riche ornement ;
Que tout prenne à l’entour un air d’enchantement.
Persuadez aux yeux que d’un coup de baguette
Une fée, en passant, s’est fait cette retraite.
Tel j’ai vu de Saint-Cloud le bocage enchanteur.
L’œil de son jet hardi mesure la hauteur ;
Aux eaux qui sur les eaux retombent et bondissent
Les bassins, les bosquets, les grottes applaudissent ;
Le gazon est plus vert, l’air plus frais ; les oiseaux
S’animent au doux bruit de la chute des eaux,
Et les bois inclinant leurs têtes arrosées,
Semblent s’épanouir à ces fraîches rosées.

Plus simple, plus champêtre, et non moins belle aux yeux,
La cascade ornera de plus sauvages lieux.
De près est admirée, et de loin entendue
Cette eau toujours tombante et toujours suspendue.
Variée, imposante, elle anime à la fois
Les rochers, et la terre, et les eaux, et les bois.
Employez donc cet art ; mais loin l’architecture
De ces tristes gradins, où tombant en mesure,
D’un mouvement égal, les flots précipités
Jusques dans leur fureur marchent à pas comptés.
La variété seule a le droit de vous plaire.

La cascade d’ailleurs a plus d’un caractère.
Il faut choisir. Tantôt d’un cours tumultueux
L’eau se précipitant dans son lit tortueux
Court, tombe et rejaillit, retombe, écume et gronde :
Tantôt avec lenteur développant son onde,
Sans colère, sans bruit un ruisseau doux et pur
S’épanche, se déploie en un voile d’azur.
L’œil aime à contempler ces frais amphithéâtres,
Et l’or des feux du jour sur les nappes bleuâtres,
Et le noir des rochers, et le vert des roseaux,
Et l’éclat argenté de l’écume des eaux.

Consultez donc l’effet que votre art veut produire,
Et ces flots, toujours prompts à se laisser conduire,
Vont vous offrir, plus lents ou plus impétueux,
Des tableaux doux ou fiers, gais ou majestueux.
Tableaux toujours puissants ! eh ! qui n’a pas de l’onde
Éprouvé sur son cœur l’impression profonde ?
Toujours, soit qu’un courant vif et précipité
Sur des cailloux bondisse avec agilité ;
Soit que sur le limon une rivière lente
Déroule en paix les plis de son onde indolente ;
Soit qu’à travers des rocs un torrent en courroux
Se brise avec fracas ; triste ou gai, vif ou doux
Leur cours excite, apaise, ou menace, ou caresse.
De Vénus, nous dit-on, l’écharpe enchanteresse
Renfermait les amours, et les tendres désirs,
Et la joie, et l’espoir, précurseur des plaisirs.
Les eaux sont ta ceinture, ô divine Cybèle !
Non moins impérieuse, elle renferme en elle
La gaieté, la tristesse, et le trouble et l’effroi.
Et ! qui l’a mieux connu, l’a mieux senti que moi ?
Souvent, je m’en souviens, lorsque les chagrins sombres,
Que de la nuit encore avaient noircis les ombres,
Accablaient ma pensée et flétrissaient mes sens,
Si d’un ruisseau voisin j’entendais les accents,
J’allais, je visitais ses consolantes ondes.
Le murmure, le frais de ses eaux vagabondes
Suspendaient mes chagrins, endormaient ma douleur,
Et la sérénité renaissait dans mon cœur.
Tant du doux bruit des eaux l’influence est puissante !

Pour prix de ce bienfait, toi, dont le cours m’enchante,
Ruisseau, permets que l’art, sans trop t’enorgueillir,
T’embellisse à nos yeux, si l’art peut t’embellir.

Un ruisseau siérait mal dans une vaste plaine ;
Son lit n’y tracerait qu’une ligne incertaine.
Modestes, au grand jour se montrant à regret,
Ses flots veulent baigner un bocage secret.
Son cours orne les bois ; les bois font ses délices.
Là, je puis à loisir suivre tous ses caprices,
Son embarras charmant, sa pente, ses replis,
Le courroux de ses flots par l’obstacle embellis.
Tantôt dans un lit creux, qu’un noir taillis ombrage,
Cachant son onde agreste et sa course sauvage,
Tantôt à plein canal présentant son miroir,
Je le vois sans l’entendre, ou l’entends sans le voir.
Là, ses flots amoureux vont embrasser des îles.
Plus loin, il se sépare en deux ruisseaux agiles,
Qui, se suivant l’un l’autre avec rapidité,
Disputent de vitesse et de limpidité ;
Puis, rejoignant tous deux le lit qui les rassemble,
Murmurent enchantés de voyager ensemble.
Ainsi, toujours errant de détour en détour,
Muet, bruyant, paisible, inquiet tour-à-tour,
Sous mille aspects divers son cours se renouvelle.

Mais vers ses bords riants la rivière m’appelle.
Dans un champ plus ouvert, noble et pompeux tableau,
Son onde moins modeste en larges nappes d’eau
Roule, des feux du jour au loin étincelante.
Elle laisse au ruisseau sa gaieté pétulante,
Et son inquiétude et ses plis tortueux.
Son lit, en longs courants, des vallons sinueux
Suivra les doux contours et la molle courbure.

Si le ruisseau des bois emprunte sa parure,
La rivière aime aussi que des arbres divers,
Les pâles peupliers, les saules demi-verts,
Ornent souvent son cours. Quelle source féconde
De scènes, d’accidents ! Là, j’aime à voir dans l’onde
Se renverser leur cime, et leurs feuillages verts
Trembler du mouvement et des eaux et des airs.
Ici, le flot bruni fuit sous leur voûte obscure.
Là, le jour par filets pénètre leur verdure.
Tantôt dans le courant ils trempent leurs rameaux,
Et tantôt leur racine embarrasse les flots.
Souvent d’un bord à l’autre étendant leur feuillage,
Ils semblent s’élancer et changer de rivage.
Ainsi l’arbre et les eaux se prêtent leur secours :
L’onde rajeunit l’arbre, et l’arbre orne son cours ;
Et tous deux, s’alliant sous des formes sans nombre,
Font un échange aimable et de fraîcheur et d’ombre.
Sachez donc les unir ; ou si, dans de beaux lieux,
La nature sans vous fit cet hymen heureux,
Respectez-la. Malheur à qui ferait mieux qu’elle !
Tel est, cher Watelet, mon cœur me le rappelle,
Tel est le simple asile où, suspendant son cours,
Pure comme tes mœurs, libre comme tes jours,
En canaux ombragés la Seine se partage,
Et visite en secret la retraite d’un sage.
Ton art la seconda ; non cet art imposteur,
Des lieux qu’il croit orner hardi profanateur.
Digne de voir, d’aimer, de sentir la nature,
Tu traitas sa beauté comme une vierge pure
Qui rougit d’être nue, et craint les ornements.
Je crois voir le faux-goût gâter ces lieux charmants.
Ce moulin, dont le bruit nourrit la rêverie,
N’est qu’un son importun, qu’une meule qui crie ;
On l’écarte. Ces bords doucement contournés,
Par le fleuve lui-même en roulant façonnés,
S’alignent tristement. Au lieu de la verdure
Qui renferme le fleuve en sa molle ceinture,
L’eau dans des quais de pierre accuse sa prison ;
Le marbre fastueux outrage le gazon,
Et des arbres tondus la famille captive
Sur ces saules vieillis ose usurper la rive.
Barbares, arrêtez, et respectez ces lieux.
Et vous, fleuve charmant, vous, bois délicieux,
Si j’ai peint vos beautés, si dès mon premier âge
Je me plus à chanter les prés, l’onde et l’ombrage,
Beaux lieux, offrez longtemps à votre possesseur
L’image de la paix qui règne dans son cœur.

Autant que la rivière en sa molle souplesse
D’un rivage anguleux redoute la rudesse,
Autant les bords aigus, les longs enfoncements
Sont d’un lac étendu les plus beaux ornements.
Que la terre tantôt s’avance au sein des ondes ;
Tantôt qu’elle ouvre aux flots des retraites profondes ;
Et qu’ainsi s’appelant d’un mutuel amour,
Et la terre et les eaux se cherchent tour-à-tour.
Ces aspects variés amusent votre vue.
L’œil aime dans un lac une vaste étendue.
Cependant offrez-lui quelques points de repos.
Si vous n’interrompez l’immensité des flots,
Mes yeux sans intérêt glissent sur leur surface.
Ainsi, pour abréger leur insipide espace,
Ou qu’un frais bâtiment, des chaleurs respecté,
Se présente de loin dans les flots répété,
Ou bien, faites éclore une île de verdure.
Les îles sont des eaux la plus riche parure.
Ou relevez leurs bords, ou qu’en bouquets épars
Des masses d’arbres verts arrêtent vos regards.
Par un contraire effet si vous voulez l’étendre,
Aux bords trop exhaussés ordonnez de descendre ;
Ou reculez vos bois, ou commandez que l’eau
Se perde en un bosquet, tourne au pied d’un coteau.
À travers ces rideaux où l’eau fuit et se plonge,
L’imagination la suit et la prolonge.
Ainsi votre œil jouit de ce qu’il ne voit pas ;
Ainsi le goût savant prête à tout des appas,
Et des objets qu’il crée, et de ceux qu’il imite
Resserre, étend, découvre, ou cache la limite.
Or, maintenant que l’art dans ses jardins pompeux
Insulte à mes travaux, dans mes jardins heureux
Partout respire un air de liberté, de joie ;
La pelouse riante à son gré se déploie ;
Les bois indépendants relèvent leurs rameaux ;
Les fleurs bravent l’équerre, et l’arbre les ciseaux ;
L’onde chérit ses bords, la terre sa parure ;
Tout est beau, simple et grand : c’est l’art de la nature.
Mais ces eaux, mais leurs bords sont encore déserts.
Venez ; peuplons leur sein de citoyens divers.
Plaçons-y ces oiseaux qui, d’une rame agile,
Navigateurs ailés, fendent l’onde docile.
Au milieu d’eux s’élève et nage avec fierté
Le cygne au cou superbe, au plumage argenté,
Le cygne, à qui l’erreur prêta des chants aimables,
Et qui n’a pas besoin du mensonge des fables.
Pour animer les eaux, l’art encor n’a-t-il pas
Le flottant appareil des voiles et des mâts ?
Par la rame emportée, une barque légère
Laisse à peine, en fuyant, sa trace passagère :
Zéphyre de la toile enfle les plis mouvants,
Et chaque banderole est le jouet des vents.

Et si nos vieux romans, ou la fable, ou l’histoire,
D’un ruisseau, d’une source ont consacré la gloire ;
De leur antique honneur ces flots enorgueillis,
Par d’heureux souvenirs sont assez embellis.
Quel cœur, sans être ému, trouverait Aréthuse,
Alphée, ou le Lignon : toi surtout, toi, Vaucluse,
Vaucluse, heureux séjour, que sans enchantement
Ne peut voir nul poète, et surtout nul amant ?
Dans ce cercle de monts, qui, recourbant leur chaîne,
Nourrissent de leurs eaux ta source souterraine,
Sous la roche voûtée, antre mystérieux,
Où ta nymphe, échappant aux regards curieux,
Dans un gouffre sans fond cache sa source obscure,
Combien j’aimais à voir ton eau, qui, toujours pure,
Tantôt dans son bassin renferme ses trésors,
Tantôt en bouillonnant s’élève, et de ses bords
Versant parmi des rocs ses vagues blanchissantes,
De cascade en cascade au loin rejaillissantes,
Tombe et roule à grand bruit ; puis, calmant son courroux,
Sur un lit plus égal répand des flots plus doux,
Et sous un ciel d’azur par vingt canaux féconde
Le plus riant vallon qu’éclaire l’œil du monde !
Mais ces eaux, ce beau ciel, ce vallon enchanteur,
Moins que Pétrarque et Laure intéressaient mon cœur.
La voilà donc, disais-je, oui, voilà cette rive
Que Pétrarque charmait de sa lyre plaintive !
Ici Pétrarque à Laure exprimant son amour,
Voyait naître trop tard, mourir trop tôt le jour.
Retrouverai-je encor sur ces rocs solitaires
De leurs chiffres unis les tendres caractères ?
Une grotte écartée avait frappé mes yeux.
Grotte sombre, dis-moi si tu les vis heureux,
M’écriais-je ! Un vieux tronc bordait-il le rivage ?
Laure avait reposé sous son antique ombrage.
Je redemandais Laure à l’écho du vallon,
Et l’écho n’avait point oublié ce doux nom.
Partout mes yeux cherchaient, voyaient Pétrarque et Laure,
Et par eux ces beaux lieux s’embellissaient encore.

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Jacques DELILLE

Portait de Jacques DELILLE

Jacques Delille, souvent appelé l’abbé Delille, né à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) le 22 juin 1738 et mort à Paris dans la nuit du 1er au 2 mai 1813, est un poète français.
Delille porta quelque temps le titre d’abbé parce qu’il possédait l’abbaye de Saint-Séverin ; mais il ne suivit pas la carrière... [Lire la suite]

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