Poème '03 – Chant troisième' de Jacques DELILLE dans 'L'Homme des champs ou Les Géorgiques françaises'

03 – Chant troisième

Jacques DELILLE
Recueil : "L'Homme des champs ou Les Géorgiques françaises"

Que j’aime le mortel, noble dans ses penchans,
Qui cultive à la fois son esprit et ses champs !
Lui seul jouit de tout. Dans sa triste ignorance
Le vulgaire voit tout avec indifférence :
Des desseins du grand être atteignant la hauteur,
Il ne sait point monter de l’ouvrage à l’auteur.
Non, ce n’est pas pour lui qu’en ses tableaux si vastes
Le grand peintre forma d’harmonieux contrastes.
Il ne sait pas comment, dans ses secrets canaux,
De la racine au tronc, du tronc jusqu’aux rameaux,
Des rameaux au feuillage accourt la sève errante ;
Comment naît des cristaux la masse transparente,
L’union, les reflets et le jeu des couleurs.
Étranger à ses bois, étranger à ses fleurs,
Il ne sait point leurs noms, leurs vertus, leur famille.
D’une grossière main il prend dans la charmille
Ses fils au rossignol, au printemps ses concerts.
Le sage seul, instruit des lois de l’univers,
Sait goûter dans les champs une volupté pure :
C’est pour l’ami des arts qu’existe la nature.
Vous donc, quand des travaux ou des soins importans
Du bonheur domestique ont rempli les instans,

Cherchez autour de vous de riches connoissances
Qui, charmant vos loisirs, doublent vos jouissances.
Trois règnes à vos yeux étalent leurs secrets.
Un maître doit toujours connoître ses sujets :
Observez les trésors que la nature assemble.
Venez ; marchons, voyons, et jouissons ensemble.
Dans ces aspects divers que de variété !
Là tout est élégance, harmonie et beauté.
C’est la molle épaisseur de la fraîche verdure ;
C’est de mille ruisseaux le caressant murmure,
Des coteaux arrondis, des bois majestueux
Et des antres rians l’abri voluptueux.
Ici d’affreux débris, des crévasses affreuses,
Des ravages du temps empreintes désastreuses ;
Un sable infructueux, aux vents abandonné ;
Des rebelles torrens le cours désordonné ;
La ronce, la bruyère et la mousse sauvage,
Et d’un sol dévasté l’épouvantable image.
Partout des biens, des maux, des fléaux, des bienfaits !
Pour en interpréter les causes, les effets,
Vous n’aurez point recours à ce double génie,
Dont l’un veut le désordre, et l’autre l’harmonie :
Pour vous développer ces mystères profonds,
Venez, le vrai génie est celui des Buffons.
Autrefois, disent-ils, un terrible déluge,
Laissant l’onde sans frein et l’homme sans refuge,

Répandit, confondit en une vaste mer,
Et les eaux de la terre et les torrens de l’air ;
Où s’élevoient des monts, étendit des campagnes ;
Où furent des vallons, éleva des montagnes ;
Joignit deux continens dans les mêmes tombeaux ;
Du globe déchiré dispersa les lambeaux ;
Lança l’eau sur la terre et la terre dans l’onde,
Et roula le chaos sur les débris du monde.
De là ces grands amas dans la terre enfermés,
Ces bois, noirs alimens des volcans enflammés,
Et ces énormes lits, ces couches intestines,
Qui d’un monde sur l’autre entassent les ruines.
Ailleurs d’autres dépôts se présentent à vous,
Formés plus lentement par des moyens plus doux.
Les fleuves, nous dit-on, dans leurs errantes courses,
En apportant aux mers les tributs de leurs sources,
Entraînèrent des corps l’un à l’autre étrangers,
Quelques-uns plus pesans, les autres plus légers.
Les uns au fond de l’eau tout à coup se plongèrent ;
Quelque temps suspendus les autres surnagèrent,
De là précipités dans l’humide séjour,
Sur ces premiers dépôts s’assirent à leur tour.
Des couches de limon sur eux se répandirent,
Sur ces lits étendus d’autres lits s’étendirent ;
Des arbustes sur eux gravèrent leurs rameaux,
Non brisés par des chocs, non dissous par les eaux,

Mais dans leur forme pure. En vain leurs caractères
Semblent offrir aux yeux des plantes étrangères,
Que des fleuves, des lacs et des mers en courroux
Le roulement affreux apporta parmi nous :
Leurs traits inaltérés, les couches plus profondes
Des lits que de la mer ont arrêtés les ondes ;
Souvent deux minces lits, léger travail des eaux,
L’un sur l’autre sculptés par les mêmes rameaux ;
Tout d’une cause lente annonce aux yeux l’ouvrage.
Ainsi, sans recourir à tout ce grand ravage,
Le sage ne voit plus que des effets constans,
Le cours de la nature et la marche du temps.
Mais j’aperçois d’ici les débris d’un village :
D’un désastre fameux tout annonce l’image.
Quels malheurs l’ont produit ? Avançons, consultons
Les lieux et les vieillards de ces tristes cantons.
Dans les concavités de ces roches profondes,
Où des fleuves futurs l’air déposoit les ondes,
L’eau, parmi les rochers se filtrant lentement,
De ces grands réservoirs mina le fondement.
Les voûtes, tout à coup à grand bruit écroulées,
Remplirent ces bassins, et les eaux refoulées,
Se soulevant en masse et brisant leurs remparts,
Avec les bois, les rocs et leurs débris épars,
Des hameaux, des cités traînèrent les ruines.
Leur cours se lit encore au creux de ces ravines,

Et l’hermite du lieu, sur un décombre assis,
Aux voyageurs encore en fait de longs récits.
Ailleurs ces noirs sommets dans le fond des campagnes
Versèrent tout à coup leurs liquides montagnes,
Et le débordement de leurs bruyantes eaux
Forma de nouveaux lacs et des courans nouveaux.
Voyez-vous ce mont chauve et dépouillé de terre,
A qui fait l’aquilon une éternelle guerre ?
L’olympe pluvieux, de son front escarpé
Détachant le limon par ses eaux détrempé,
L’emporta dans les champs, et de sa cime nue
Laissa les noirs sommets se perdre dans la nue :
L’œil s’afflige à l’aspect de ses rochers hideux.
Poursuivons, descendons de ces sauvages lieux ;
Des terrains variés marquons la différence.
Voyons comment le sol, dont la simple substance,
Sur les monts primitifs où les dieux l’ont jeté,
Conserve, vierge encor, toute sa pureté,
S’altère en descendant des montagnes aux plaines.
De nuance en nuance et de veines en veines
L’observateur le suit d’un regard curieux.
Tantôt de l’ouragan c’est le cours furieux.
Terrible, il prend son vol, et dans des flots de poudre
Part, conduisant la nuit, la tempête et la foudre ;
Balaie, en se jouant, et forêt et cité ;
Refoule dans son lit le fleuve épouvanté ;

Jusqu’au sommet des monts lance la mer profonde,
Et tourmente en courant les airs, la terre et l’onde :
De là sous d’autres champs ces champs ensevelis,
Ces monts changeant de place, et ces fleuves de lits ;
Et la terre sans fruits, sans fleurs et sans verdure,
Pleure en habits de deuil sa riante parure.
Non moins impétueux et non moins dévorans,
Les feux ont leur tempête et l’Etna ses torrens.
La terre dans son sein, épouvantable gouffre,
Nourrit de noirs amas de bitume et de soufre,
Enflamme l’air et l’onde, et de ses propres flancs
Sur ses fruits et ses fleurs vomit des flots bouillans :
Emblème trop frappant des ardeurs turbulentes,
Dans le volcan de l’ame incessamment brûlantes,
Et qui, sortant soudain de l’abyme des cœurs,
Dévorent de la vie et les fruits et les fleurs.
Ces rocs tout calcinés, cette terre noirâtre,
Tout d’un grand incendie annonce le théâtre.
Là grondoit un volcan : ses feux sont assoupis ;
Flore y donne des fleurs et Cérès des épis.
Sur l’un de ses côtés son désastre s’efface,
Mais la pente opposée en garde encor la trace.
C’est ici que la lave en longs torrens coula ;
Voici le lit profond où le fleuve roula,
Et plus loin à longs flots sa masse répandue
Se refroidit soudain et resta suspendue.

Dans ce désastre affreux quels fleuves ont tari !
Quels sommets ont croulé, quels peuples ont péri !
Les vieux âges l’ont su, l’âge présent l’ignore ;
Mais de ce grand fléau la terreur dure encore.
Un jour, peut-être, un jour, les peuples de ces lieux
Que l’horrible volcan inonda de ses feux,
Heurtant avec le soc des restes de murailles,
Découvriront ce gouffre, et, creusant ses entrailles,
Contempleront au loin avec étonnement
Des hommes et des arts ce profond monument ;
Cet aspect si nouveau des demeures antiques ;
Ces cirques, ces palais, ces temples, ces portiques ;
Ces gymnases du sage autrefois fréquentés,
D’hommes qui semblent vivre encor tout habités :
Simulacres légers, prêts à tomber en poudre,
Tous gardant l’attitude où les surprit la foudre ;
L’un enlevant son fils, l’autre emportant son or,
Cet autre ses écrits, son plus riche trésor ;
Celui-ci dans ses mains tient son dieu tutélaire ;
L’autre, non moins pieux, s’est chargé de son père ;
L’autre, paré de fleurs et la coupe à la main,
A vu sa dernière heure et son dernier festin.
Gloire, honneur à Buffon, qui, pour guider nos sages,
Eleva sept fanaux sur l’océan des âges,
Et, noble historien de l’antique univers,
Nous peignit à grands traits ces changemens divers !

Mais il quitta trop peu sa retraite profonde :
Des bosquets de Monbar Buffon jugeoit le monde ;
A des yeux étrangers se confiant en vain,
Il vit peu par lui-même, et, tel qu’un souverain,
De loin et sur la foi d’une vaine peinture
Par ses ambassadeurs courtisa la nature.
O ma chère patrie ! ô champs délicieux
Où les fastes du temps frappent partout les yeux !
Oh ! S’il eût parcouru cette belle Limagne,
Qu’il eût joui de voir dans la même campagne
Trois âges de volcans que distinguent entr’eux
Leurs courans, leurs foyers, et des siècles nombreux !
La mer couvrit les uns par des couches profondes,
D’autres ont recouvert le vieux séjour des ondes.
L’un d’une côte à l’autre étendit ses torrens ;
L’autre en fleuve de feu versa ses flots errans
Dans ces fonds qu’a creusés la longue main des âges.
En voyant du passé ces sublimes images,
Ces grands foyers éteints dans des siècles divers,
Des mers sur des volcans, des volcans sur des mers,
Vers l’antique chaos notre ame est repoussée,
Et des âges sans fin pèsent sur la pensée.
Mais sans quitter vos monts et vos vallons chéris,
Voyez d’un marbre usé le plus mince débris :
Quel riche monument ! De quelle grande histoire
Ses révolutions conservent la mémoire !

Composé des dépôts de l’empire animé,
Par la destruction ce marbre fut formé.
Pour créer les débris dont les eaux le pétrirent,
De générations quelles foules périrent !
Combien de temps sur lui l’océan a coulé !
Que de temps dans leur sein les vagues l’ont roulé !
En descendant des monts dans ses profonds abymes,
L’océan autrefois le laissa sur leurs cimes ;
L’orage dans les mers de nouveau le porta ;
De nouveau sur ses bords la mer le rejeta,
Le reprit, le rendit : ainsi, rongé par l’âge,
Il endura les vents et les flots et l’orage.
Enfin, de ces grands monts humble contemporain,
Ce marbre fut un roc, ce roc n’est plus qu’un grain ;
Mais, fils du temps, de l’air, de la terre et de l’onde,
L’histoire de ce grain est l’histoire du monde.
Et quelle source encor d’études, de plaisirs,
Va de pensers sans nombre occuper vos loisirs,
Si la mer elle-même et ses vastes domaines
Vous offrent de plus près leurs riches phénomènes !
O mer, terrible mer, quel homme à ton aspect
Ne se sent pas saisi de crainte et de respect !
De quelle impression tu frappas mon enfance !
Mais alors je ne vis que ton espace immense :
Combien l’homme et ses arts t’agrandissent encor !
Là le génie humain prit son plus noble essor.

Tous ces nombreux vaisseaux suspendus sur ses ondes
Sont le nœud des états, les courriers des deux mondes.
Comme elle à son aspect vos pensers sont profonds.
Tantôt vous demandez à ces gouffres sans fonds
Les débris disparus des nations guerrières,
Leur or, leurs bataillons et leurs flottes entières :
Tantôt, avec Linnée enfoncé sous les eaux,
Vous cherchez ces forêts de fucus, de roseaux,
De la flore des mers invisible héritage,
Qui ne viennent à nous qu’apportés par l’orage ;
Eponges, polypiers, madrépores, coraux,
Des insectes des mers miraculeux travaux.
Que de fleuves obscurs y dérobent leur source !
Que de fleuves fameux y terminent leur course !
Tantôt avec effroi vous y suivez de l’œil
Ces monstres qui de loin semblent un vaste écueil.
Souvent avec Buffon vos yeux y viennent lire
Les révolutions de ce bruyant empire,
Ses courans, ses reflux, ces grands événemens
Qui de l’axe incliné suivent les mouvemens ;
Tous ces volcans éteints, qui du sein de la terre
Jadis alloient aux cieux défier le tonnerre ;
Ceux dont le foyer brûle au sein des flots amers,
Ceux dont la voûte ardente est la base des mers,
Et qui peut-être un jour sur les eaux écumantes
Vomiront des rochers et des îles fumantes.

Peindrai-je ces vieux caps, sur les ondes pendans ;
Ces golfes qu’à leur tour rongent les flots grondans ;
Ces monts ensevelis sous ces voûtes obscures,
Les Alpes d’autrefois et les Alpes futures ;
Tandis que ces vallons, ces monts que voit le jour,
Dans les profondes eaux vont rentrer à leur tour ?
Echanges éternels de la terre et de l’onde,
Qui semblent lentement se disputer le monde !
Ainsi l’ancre s’attache où paissoient les troupeaux ;
Ainsi roulent des chars où voguoient des vaisseaux !
Et le monde, vieilli par la mer qui voyage,
Dans l’abyme des temps s’en va cacher son âge.
Après les vastes mers et leurs mouvans tableaux,
Vous aimerez à voir les fleuves, les ruisseaux ;
Non point ceux qu’ont chantés tous ces rimeurs si fades
De qui les vers usés ont vieilli leurs nayades,
Mais ceux de qui les eaux présentent à vos yeux
Des effets nobles, grands, rares ou curieux.
Tantôt dans son berceau vous recherchez leur source ;
Tantôt dans ses replis vous observez leur course,
Comme, d’un bord à l’autre errans en longs détours,
D’angles creux ou saillans chacun marque son cours.
Dirai-je ces ruisseaux, ces sources, ces fontaines,
Qui de nos corps souffrans adoucissent les peines ?
Là, de votre canton doux et tristes tableaux,
La joie et la douleur, les plaisirs et les maux,

Vous font chaque printemps leur visite annuelle :
Là, mêlant leur gaîté, leur plainte mutuelle,
Viennent de tous côtés, exacts au rendez-vous,
Des vieillards éclopés, un jeune essaim de foux.
Dans le même salon là viennent se confondre
La belle vaporeuse et le triste hypocondre :
Lise y vient de son teint rafraîchir les couleurs ;
Le guerrier, de sa plaie adoucir les douleurs ;
Le gourmand, de sa table expier les délices.
Au dieu de la santé tous font leurs sacrifices.
Tous, lassant de leurs maux valets, amis, voisins,
Veulent être guéris, mais surtout être plaints.
Le matin voit errer l’essaim mélancolique ;
Le soir, le jeu, le bal, les festins, la musique,
Mêlent à mille maux mille plaisirs divers :
On croit voir l’Elysée au milieu des enfers.
Mais laissant là la foule et ses bruyantes scènes,
Reprenons notre course autour de vos domaines,
Et du palais magique où se rendent les eaux
Ensemble remontons aux lieux de leurs berceaux,
Vers ces monts, de vos champs dominateurs antiques.
Quels sublimes aspects, quels tableaux romantiques !
Sur ces vastes rochers, confusément épars,
Je crois voir le génie appeler tous les arts.
Le peintre y vient chercher, sous des teintes sans nombre,
Les jets de la lumière et les masses de l’ombre :

Le poëte y conçoit de plus sublimes chants :
Le sage y voit des mœurs les spectacles touchans.
Des siècles autour d’eux ont passé comme une heure,
Et l’aigle et l’homme libre en aiment la demeure ;
Et vous, vous y venez, d’un œil observateur,
Admirer dans ses plans l’éternel créateur.
Là le temps a tracé les annales du monde.
Vous distinguez ces monts, lents ouvrages de l’onde ;
Ceux que des feux soudains ont lancés dans les airs,
Et les monts primitifs nés avec l’univers ;
Leurs lits si variés, leur couche verticale,
Leurs terrains inclinés, leur forme horizontale ;
Du hasard et du temps travail mystérieux !
Tantôt vous parcourez d’un regard curieux
De leurs rochers pendans l’informe amphithéâtre,
L’ouvrage des volcans, le basalte noirâtre,
Le granit par les eaux lentement façonné,
Et les feuilles du schiste et le marbre veiné.
Vous fouillez dans leur sein, vous percez leur structure,
Vous y voyez empreints Dieu, l’homme et la nature :
La nature, tantôt riante en tous ses traits,
De verdure et de fleurs égayant ses attraits ;
Tantôt mâle, âpre et forte, et dédaignant les grâces,
Fière, et du vieux chaos gardant encor les traces.
Ici, modeste encore au sortir du berceau,
Glisse en minces filets un timide ruisseau ;

Là s’élance en grondant la cascade écumante ;
Là le zéphyr caresse, ou l’aquilon tourmente.
Vous y voyez unis des volcans, des vergers,
Et l’écho du tonnerre, et l’écho des bergers ;
Ici de frais vallons, une terre féconde ;
Là des rocs décharnés, vieux ossemens du monde ;
A leur pied le printemps, sur leurs fronts les hivers.
Salut, pompeux Jura ! Terrible Montanverts !
De neiges, de glaçons, entassemens énormes ;
Du temple des frimats colonnades informes !
Prismes éblouissans, dont les pans azurés,
Défiant le soleil dont ils sont colorés,
Peignent de pourpre et d’or leur éclatante masse,
Tandis que, triomphant sur son trône de glace,
L’hiver s’enorgueillit de voir l’astre du jour
Embellir son palais et décorer sa cour !
Non, jamais, au milieu de ces grands phénomènes,
De ces tableaux touchans, de ces terribles scènes,
L’imagination ne laisse dans ces lieux
Ou languir la pensée ou reposer les yeux.
Malheureux cependant les mortels téméraires
Qui viennent visiter ces horreurs solitaires,
Si par un bruit prudent de tous ces noirs frimats
Leurs tubes enflammés n’interrogent l’amas !
Souvent un grand effet naît d’une foible cause.
Souvent sur ces hauteurs l’oiseau qui se repose

Détache un grain de neige. à ce léger fardeau
Des grains dont il s’accroît se joint le poids nouveau ;
La neige autour de lui rapidement s’amasse ;
De moment en moment il augmente sa masse :
L’air en tremble, et soudain, s’écroulant à la fois,
Des hivers entassés l’épouvantable poids
Bondit de roc en roc, roule de cime en cime,
Et de sa chute immense ébranle au loin l’abyme.
Les hameaux sont détruits, et les bois emportés ;
On cherche en vain la place où furent les cités,
Et sous le vent lointain de ces Alpes qui tombent,
Avant d’être frappés, les voyageurs succombent.
Ainsi quand des excès, suivis d’excès nouveaux,
D’un état par degrés ont préparé les maux,
De malheur en malheur sa chute se consomme ;
Tyr n’est plus, Thèbes meurt, et les yeux cherchent Rome !
O France, ô ma patrie ! ô séjour de douleurs !
Mes yeux à ces pensers se sont mouillés de pleurs.
Vos pas sont-ils lassés de ces sites sauvages ?
Eh bien ! Redescendez dans ces frais paysages.
Là le long des vallons, au bord des clairs ruisseaux,
De fertiles vergers, d’aimables arbrisseaux,
Et des arbres pompeux et des fleurs odorantes,
Viennent vous étaler leurs races différentes.
Quel nouvel intérêt ils donnent à vos champs !
Observez leurs couleurs, leurs formes, leurs penchans,

Leurs amours, leurs hymens, la greffe et ses prodiges ;
Comment, des sauvageons civilisant les tiges,
L’art corrige leurs fruits, leur prête des rameaux,
Et peuple ces vergers de citoyens nouveaux ;
Comment, dans les canaux où sa course s’achève,
Dans ses balancemens monte et descend la sève ;
Comment le suc, enfin, de la même liqueur
Forme le bois, la feuille, et le fruit et la fleur.
Et les humbles tribus, le peuple immense d’herbes
Qu’effleure l’ignorant de ses regards superbes,
N’ont-ils pas leurs beautés et leurs bienfaits divers ?
Le même dieu créa la mousse et l’univers.
De leurs secrets pouvoirs connoissez les mystères,
Leurs utiles vertus, leurs poisons salutaires.
Par eux autour de vous rien n’est inhabité,
Et même le désert n’est jamais sans beauté.
Souvent, pour visiter leurs riantes peuplades,
Vous dirigez vers eux vos douces promenades,
Soit que vous parcouriez les coteaux de Marli,
Ou le riche Meudon, ou le frais Chantilli.
Et voulez-vous encore embellir le voyage ?
Qu’une troupe d’amis avec vous le partage :
La peine est plus légère et le plaisir plus doux.
Le jour vient, et la troupe arrive au rendez-vous.
Ce ne sont point ici de ces guerres barbares,
Où les accens du cor et le bruit des fanfares

Épouvantent de loin les hôtes des forêts.
Paissez, jeunes chevreuils, sous vos ombrages frais ;
Oiseaux, ne craignez rien : ces chasses innocentes
Ont pour objet les fleurs, les arbres et les plantes ;
Et des prés et des bois, et des champs et des monts
Le porte-feuille avide attend déjà les dons.
On part : l’air du matin, la fraîcheur de l’aurore
Appellent à l’envi les disciples de Flore.
Jussieu marche à leur tête ; il parcourt avec eux
Du règne végétal les nourrissons nombreux.
Pour tenter son savoir quelquefois leur malice
De plusieurs végétaux compose un tout factice.
Le sage l’aperçoit, sourit avec bonté,
Et rend à chaque plant son débris emprunté.
Chacun dans sa recherche à l’envi se signale ;
Etamine, pistil, et corolle et pétale,
On interroge tout. Parmi ces végétaux
Les uns vous sont connus, d’autres vous sont nouveaux
Vous voyez les premiers avec reconnoissance,
Vous voyez les seconds des yeux de l’espérance ;
L’un est un vieil ami qu’on aime à retrouver,
L’autre est un inconnu que l’on doit éprouver.
Et quel plaisir encor lorsque des objets rares,
Dont le sol, le climat et le ciel sont avares,
Rendus par votre attente encor plus précieux,
Par un heureux hasard se montrent à vos yeux !

Voyez quand la pervenche, en nos champs ignorée,
Offre à Rousseau sa fleur si long-temps désirée !
La pervenche, grand dieu ! La pervenche ! Soudain
Il la couve des yeux ; il porte la main,
Saisit sa douce proie : avec moins de tendresse
L’amant voit, reconnoît, adore sa maîtresse.
Mais le besoin commande : un champêtre repas,
Pour ranimer leur force, a suspendu leurs pas ;
C’est au bord des ruisseaux, des sources, des cascades.
Bacchus se rafraîchit dans les eaux des Nayades.
Des arbres pour lambris, pour tableaux l’horison,
Les oiseaux pour concert, pour table le gazon !
Le laitage, les œufs, l’abricot, la cerise,
Et la fraise des bois, que leurs mains ont conquise,
Voilà leurs simples mets ; grâce à leurs doux travaux
Leur appétit insulte à tout l’art des méots.
On fête, on chante Flore et l’antique Cybèle,
Eternellement jeune, éternellement belle.
Leurs discours ne sont pas tous ces riens si vantés,
Par la mode introduits, par la mode emportés ;
Mais la grandeur d’un dieu, mais sa bonté féconde,
La nature immortelle et les secrets du monde.
La troupe enfin se lève ; on vole de nouveau
Des bois à la prairie, et des champs au coteau ;
Et le soir dans l’herbier, dont les feuilles sont prêtes,
Chacun vient en triomphe apporter ses conquêtes.

Aux plantes toutefois le destin n’a donné
Qu’une vie imparfaite, et qu’un instinct borné.
Moins étrangers à l’homme et plus près de son être,
Les animaux divers sont plus doux à connoître :
Les uns sont ses sujets, d’autres ses ennemis ;
Ceux-ci ses compagnons, et ceux-là ses amis.
Suivez, étudiez ces familles sans nombre :
Ceux que cachent les bois, qu’abrite un antre sombre ;
Ceux dont l’essaim léger perche sur des rameaux,
Les hôtes de vos cours, les hôtes des hameaux ;
Ceux qui peuplent les monts, qui vivent sous la terre ;
Ceux que vous combattez, qui vous livrent la guerre.
Etudiez leurs mœurs, leurs ruses, leurs combats,
Et surtout les degrés, si fins, si délicats,
Par qui l’instinct changeant de l’échelle vivante
Ou s’élève vers l’homme, ou descend vers la plante.
C’est peu ; pour vous donner un intérêt nouveau,
De ces vastes objets rassemblez le tableau.
Que d’un lieu préparé l’étroite enceinte assemble
Les trois règnes rivaux, étonnés d’être ensemble.
Que chacun ait ici ses tiroirs, ses cartons ;
Que, divisés par classe, et rangés par cantons,
Ils offrent de plaisir une source féconde,
L’extrait de la nature et l’abrégé du monde.
Mais plutôt réprimez de trop vastes projets.
Contentez-vous d’abord d’étaler les objets

Dont le ciel a pour vous peuplé votre domaine,
Sur qui votre regard chaque jour se promène :
Nés dans vos propres champs, ils vous en plairont mieux.
Entre les minéraux présentez à nos yeux
Les terres et les sels, le soufre, le bitume ;
La pyrite, cachant le feu qui la consume ;
Les métaux colorés, et les brillans cristaux,
Nobles fils du rocher, aussi purs que ses eaux ;
L’argile à qui le feu donna l’éclat du verre,
Et les bois que les eaux ont transformés en pierre,
Soit qu’un limon durci les recouvre au dehors,
Soit que des sucs pierreux aient pénétré leurs corps ;
Enfin tous ces objets, combinaisons fécondes
De la flamme, de l’air, de la terre et de l’onde.
D’un œil plus curieux et plus avide encor
Du règne végétal je cherche le trésor.
Là, sont en cent tableaux, avec art mariées,
Du varec, fils des mers, les teintes variées ;
Le lichen parasite, aux chênes attaché ;
Le puissant agaric, qui du sang épanché
Arrête les ruisseaux, et dont le sein fidèle
Du caillou pétillant recueille l’étincelle ;
Le nénuphar, ami de l’humide séjour,
Destructeur des plaisirs et poison de l’amour,
Et ces rameaux vivans, ces plantes populeuses,
De deux règnes rivaux races miraculeuses.

Dans le monde vivant même variété !
Le contraste surtout en fera la beauté.
Un même lieu voit l’aigle et la mouche légère,
Les oiseaux du climat, la caille passagère,
L’ours à la masse informe et le léger chevreuil,
Et la lente tortue et le vif écureuil ;
L’animal recouvert de son épaisse croûte,
Celui dont la coquille est arrondie en voûte ;
L’écaille du serpent, et celle du poisson,
Le poil uni du rat, les dards du hérisson ;
Le nautile, sur l’eau dirigeant sa gondole ;
La grue, au haut des airs naviguant sans boussole ;
Le perroquet, le singe, imitateurs adroits,
L’un des gestes de l’homme et l’autre de sa voix ;
Les peuples casaniers, les races vagabondes ;
L’équivoque habitant de la terre et des ondes,
Et les oiseaux rameurs, et les poissons ailés.
Vous-mêmes dans ces lieux vous serez appelés,
Vous le dernier degré de cette grande échelle,
Vous, insectes sans nombre, ou volans ou sans aile,
Qui rampez dans les champs, sucez les arbrisseaux,
Tourbillonnez dans l’air, ou jouez sur les eaux.
Là je place le ver, la nymphe, la chenille ;
Son fils, beau parvenu, honteux de sa famille ;
L’insecte de tout rang et de toutes couleurs,
L’habitant de la fange, et les hôtes des fleurs ;

Et ceux qui, se creusant un plus secret asile,
Des tumeurs d’une feuille ont fait leur domicile ;
Le ver rongeur des fruits, et le ver assassin,
En rubans animés vivant dans notre sein.
J’y veux voir de nos murs la tapissière agile,
La mouche qui bâtit, et la mouche qui file ;
Ceux qui d’un fil doré composent leur tombeau,
Ceux dont l’amour dans l’ombre allume le flambeau ;
L’insecte dont un an borne la destinée ;
Celui qui naît, jouit et meurt dans la journée,
Et dont la vie au moins n’a pas d’instans perdus.
Vous tous, dans l’univers en foule répandus,
Dont les races sans fin, sans fin se renouvellent,
Insectes, paroissez, vos cartons vous appellent.
Venez avec l’éclat de vos riches habits,
Vos aigrettes, vos fleurs, vos perles, vos rubis,
Et ces fourreaux brillans, et ces étuis fidèles,
Dont l’écaille défend la gaze de vos ailes ;
Ces prismes, ces miroirs, savamment travaillés ;
Ces yeux qu’avec tant d’art la nature a taillés,
Les uns semés sur vous en brillans microscopes,
D’autres se déployant en de longs télescopes.
Montrez-moi ces fuseaux, ces tarrières, ces dards,
Armes de vos combats, instrumens de vos arts,
Et les filets prudens de ces longues antennes,
Qui sondent devant vous les routes incertaines.

Que j’observe de près ces clairons, ces tambours,
Signal de vos fureurs, signal de vos amours,
Qui guidoient vos héros dans les champs de la gloire,
Et sonnoient le danger, la charge et la victoire ;
Enfin tous ces ressorts, organes merveilleux,
Qui confondent des arts le savoir orgueilleux,
Chefs-d’œuvres d’une main en merveilles féconde,
Dont un seul prouve un dieu, dont un seul vaut un monde.
Tel est le triple empire à vos ordres soumis.
De nouveaux citoyens sans cesse y sont admis.
Cette ardeur d’acquérir que chaque jour augmente,
Vous embellira tout ; une pierre, une plante,
Un insecte qui vole, une fleur qui sourit,
Tout vous plaît, tout vous charme, et déjà votre esprit
Voit le rang, le gradin, la tablette fidèle,
Tout prêts à recevoir leur richesse nouvelle ;
Et peut-être en secret déjà vous flattez-vous
Du dépit d’un rival et d’un voisin jaloux.
Là les yeux sont charmés, la pensée est active ;
L’imagination n’y reste point oisive ;
Et, quand par les frimats vous êtes retenus,
Elle part, elle vole aux lieux, aux champs connus ;
Elle revoit le bois, le coteau, la prairie,
Où, s’offrant tout à coup à votre rêverie,
Une fleur, un arbuste, un caillou précieux
Vint suspendre vos pas, et vint frapper vos yeux.

Et lorsque vous quittez enfin votre retraite,
Combien des souvenirs l’illusion secrète
Des campagnes pour vous embellit le tableau !
Là votre œil découvrit un insecte nouveau ;
Ici la mer, couvrant ou quittant son rivage,
Vous fit don d’un fucus, ou d’un beau coquillage :
Là sortit de la mine un riche échantillon ;
Ici, nouveau pour vous, un brillant papillon
Fut surpris sur ces fleurs, et votre main avide
De son règne incomplet courut remplir le vide.
Vous marchez : vos trésors, vos plaisirs sont partout.
Cependant arrangez ces trésors avec goût ;
Que dans tous vos cartons un ordre heureux réside.
Qu’à vos compartimens avec grâce préside
La propreté, l’aimable et simple propreté,
Qui donne un air d’éclat même à la pauvreté.
Surtout des animaux consultez l’habitude ;
Conservez à chacun son air, son attitude,
Son maintien, son regard. Que l’oiseau semble encor,
Perché sur son rameau, méditer son essor.
Avec son air fripon montrez-nous la belette
A la mine allongée, à la taille fluette ;
Et, sournois dans son air, rusé dans son regard,
Qu’un projet d’embuscade occupe le renard.
Que la nature enfin soit partout embellie,
Et même après la mort y ressemble à la vie.

Laissez aux cabinets des villes et des rois
Ces corps où la nature a violé ses lois,
Ces fœtus monstrueux, ces corps à double tête,
La momie à la mort disputant sa conquête,
Et ces os de géant, et l’avorton hideux
Que l’être et le néant réclamèrent tous deux.
Mais si quelqu’oiseau cher, un chien, ami fidèle,
A distrait vos chagrins, vous a marqué son zèle,
Au lieu de lui donner ces honneurs du cercueil
Qui dégradent la tombe et profanent le deuil,
Faites-en dans ces lieux la simple apothéose :
Que dans votre élysée avec grâce il repose !
C’est là qu’on veut le voir ; c’est là que tu vivrois,
O toi dont Lafontaine eût vanté les attraits,
O ma chère Raton, qui, rare en ton espèce,
Eus la grâce du chat et du chien la tendresse ;
Qui, fière avec douceur et fine avec bonté,
Ignoras l’égoïsme à ta race imputé.
Là je voudrois te voir, telle que je t’ai vue,
De ta molle fourrure élégamment vêtue,
Affectant l’air distrait, jouant l’air endormi,
Epier une mouche, ou le rat ennemi,
Si funeste aux auteurs, dont la dent téméraire
Ronge indifféremment Dubartas ou Voltaire ;
Ou telle que tu viens, minaudant avec art,
De mon sobre dîner solliciter ta part ;

Ou bien, le dos en voûte et la queue ondoyante,
Offrir ta douce hermine à ma main caressante,
Ou déranger gaîment par mille bonds divers
Et la plume et la main qui t’adressa ces vers.

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Jacques DELILLE

Portait de Jacques DELILLE

Jacques Delille, souvent appelé l’abbé Delille, né à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) le 22 juin 1738 et mort à Paris dans la nuit du 1er au 2 mai 1813, est un poète français.
Delille porta quelque temps le titre d’abbé parce qu’il possédait l’abbaye de Saint-Séverin ; mais il ne suivit pas la carrière... [Lire la suite]

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