Poème '01 – Livre I' de Jacques DELILLE dans 'Traduction en vers des Géorgiques de Virgile'

01 – Livre I

Jacques DELILLE
Recueil : "Traduction en vers des Géorgiques de Virgile"

Je chante les moissons : je dirai sous quel signe
Il faut ouvrir la terre et marier la vigne ;
Les soins industrieux que l’on doit aux troupeaux ;
Et l’abeille économe, et ses sages travaux.
Astres qui, poursuivant votre course ordonnée,
Conduisez dans les cieux la marche de l’année ;
Protecteur des raisins, déesse des moissons,
Si l’homme encor sauvage, instruit par vos leçons,
Quitta le gland des bois pour les gerbes fécondes,
Et d’un nectar vermeil rougit les froides ondes ;
Divinités des prés, des champs et des forêts,
Faunes aux pieds légers, vous, nymphes des guérets,
Faunes, nymphes, venez ; c’est pour vous que je chante.
Et toi, dieu du trident, qui de ta main puissante
De la terre frappas le sein obéissant,
Et soudain fis bondir un coursier frémissant ;
Pallas, dont l’olivier enrichit nos rivages ;
Vous, jeune dieu de Cée, ami des verts bocages,
Pour qui trois cents taureaux, éclatants de blancheur,
Paissent l’herbe nouvelle et l’aubépine en fleur ;
Pan, qui, sur le Lycée ou le riant Ménale,
Animes sous tes doigts la flûte pastorale ;
Vieillard, qui dans ta main tiens un jeune cyprès ;
Enfant, qui le premier sillonnas les guérets ;
Vous tous, dieux bienfaisants, déesses protectrices,
Qui de nos fruits heureux nourrissez les prémices,
Qui versez l’eau des cieux, qui fécondent les champs,
Ainsi qu’à nos moissons présidez à mes chants !
Et toi qu’attend le ciel, et que la terre adore,
Sous quel titre, ô César ! faudra-t-il qu’on t’implore ?
Veux-tu, le front paré du myrte maternel,
Remplacer Jupiter sur son trône éternel ?
Va, préside aux saisons, gouverne le tonnerre,
Protège les cités, fertilise la terre.
Veux-tu sur l’océan un pouvoir souverain ?
Le trident de Neptune est remis dans ta main :
Téthys t’offre sa fille ; et, roi des mers profondes,
Tu recevras pour dot tout l’empire des ondes.
Peut-être, plus voisin de tes nobles aïeux,
Nouveau signe d’été, veux-tu briller aux cieux ?
Le scorpion brûlant, déjà loin d’Erigone,
S’écarte avec respect et fait place à ton trône.
Choisis : mais garde-toi d’accepter les enfers !
Qu’on vante l’Élysée et ses bois toujours verts,
Fière d’un sceptre affreux, que Proserpine y règne,
Toi, je veux qu’on t’adore, et non pas qu’on te craigne.
De nos cultivateurs viens donc guider les mains,
Et commence par eux le bonheur des humains.

Quand la neige au printemps s’écoule des montagnes,
Dès que le doux zéphyr amollit les campagnes,
Que j’entende le bœuf gémir sous l’aiguillon ;
Qu’un soc longtemps rouillé brille dans le sillon.
Veux-tu voir les guérets combler tes vœux avides ?
Par les soleils brûlants, par les frimas humides,
Qu’ils soient deux fois mûris et deux fois engraissés :
Tes greniers crouleront sous tes grains entassés.
Toutefois, dans le sein d’une terre inconnue
Ne va point vainement enfoncer la charrue :
Observe le climat, connais l’aspect des cieux,
L’influence des vents, la nature des lieux,
Des anciens laboureurs l’usage héréditaire,
Et les biens que prodigue ou refuse une terre.
Dans ces riches vallons la moisson jaunira ;
Sur ces coteaux riants la grappe noircira :
Ici sont des vergers qu’enrichit la culture,
Là règne un vert gazon qu’entretient la nature ;
Le Tmole est parfumé d’un safran précieux ;
Dans les champs de Saba l’encens croît pour les dieux ;
L’Euxin voit le castor se jouer dans ses ondes ;
Le Pont s’enorgueillit de ses mines fécondes ;
L’Inde produit l’ivoire ; et, dans ses champs guerriers,
L’Épire pour l’Élide exerce ses coursiers.

Ainsi jadis le ciel partagea ses largesses,
Lorsqu’un mortel, sauvé des ondes vengeresses,
De fertiles cailloux semant d’affreux déserts,
D’hommes laborieux repeupla l’univers.
Connais donc la nature, et règle-toi sur elle.
Si ton terrain est gras, dès la saison nouvelle
Qu’on y plonge le soc, et que l’été poudreux
Mûrisse les sillons embrasés par ses feux.
Mais si ton sol ingrat n’est qu’une faible arène,
Qu’au retour du bouvier le soc l’effleure à peine.
Ainsi l’un perd l’excès de sa fécondité ;
L’autre de quelque suc est encore humecté.

Qu’un vallon moissonné dorme un an sans culture :
Son sein reconnaissant te paie avec usure :
Ou sème un pur froment dans le même terrain
Qui n’a produit d’abord que le frêle lupin,
Ou la vesce légère, ou ces moissons bruyantes
De pois retentissants dans leurs cosses tremblantes.
Pour l’avoine et le lin, et les pavots brûlants,
De leurs sucs nourriciers ils épuisent les champs :
La terre toutefois, malgré leurs influences,
Pourra par intervalle admettre ces semences,
Pourvu qu’un sol usé, qu’un terrain sans vigueur,
Par de riches engrais raniment leur langueur.
La terre ainsi repose en changeant de richesses ;
Mais un entier repos redouble ses largesses.

Cérès approuve encor que des chaumes flétris
La flamme, en pétillant, dévore les débris :
Soit que les sels heureux d’une cendre fertile
Deviennent pour la terre un aliment utile ;
Soit que le feu l’épure, et chasse le venin
Des funestes vapeurs qui dorment dans son sein ;
Soit qu’en le dilatant par sa chaleur active,
Il ouvre des chemins à la sève captive ;
Soit qu’enfin, resserrant les pores trop ouverts
D’un sol que fatiguait l’inclémence des airs,
Aux froides eaux du ciel, au souffle de Borée,
Au soleil dévorant, il en ferme l’entrée.

Vois-tu ce laboureur, constant dans ses travaux,
Traverser ses sillons par des sillons nouveaux ;
Écraser, sous le poids des longs râteaux qu’il traîne,
Les glèbes dont le soc a hérissé la plaine,
Gourmander sans relâche un terrain paresseux ?
Cérès à ses travaux sourit du haut des cieux.

J’aime des hivers secs et des étés humides :
L’été des sillons frais, l’hiver des champs arides,
Sont un garant certain de la fertilité :
C’est alors que, surpris de leur fécondité,
Et le riche Gargare, et l’heureuse Mysie,
Enfantent ces moissons qui nourrissent l’Asie.
Au maître des saisons adresse donc tes vœux.
Mais l’art du laboureur peut tout après les dieux.
Dans les champs la semence est-elle déposée,
Il la couvre à l’instant sous la glèbe écrasée ;
Puis d’un fleuve, coupé par de nombreux canaux,
Court dans chaque sillon distribuer les eaux.
Si le soleil brûlant flétrit l’herbe mourante,
Aussitôt je le vois par une douce pente
Amener, du sommet d’un rocher sourcilleux,
Un docile ruisseau, qui sur un lit pierreux
Tombe, écume, et, roulant avec un doux murmure,
Des champs désaltérés ranime la verdure.
Tantôt, pour empêcher qu’un frêle chalumeau
Ne languisse accablé sous un riche fardeau,
Dès qu’il voit du sillon sortir ses blés superbes,
Il livre à ses troupeaux le vain luxe des herbes.
Tantôt son bras actif, desséchant des marais,
De leurs dormantes eaux délivre les guérets ;
Surtout lorsque, gonflant ses ondes orageuses,
Un fleuve a submergé les campagnes fangeuses,
Et que du noir limon dont les champs sont couverts
L’exhalaison impure empoisonne les airs.
Mais, malgré tant de soins, malheureux que nous sommes !

Malgré les animaux qui secondent les hommes,
Tout n’est pas fait encor ; crains pour tes jeunes blés
L’ombre, et l’herbe indomptable, et les brigands ailés.
Tel est l’arrêt fatal du maître du tonnerre :
Lui-même il força l’homme à cultiver la terre ;
Et, n’accordant ses fruits qu’à nos soins vigilants,
Voulut que l’indigence éveillât les talents.
Avant lui, point d’enclos, de bornes, de partage ;
La terre était de tous le commun héritage ;
Et, sans qu’on l’arrachât, prodigue de son bien
La terre donnait plus à qui n’exigeait rien.
C’est lui qui, proscrivant une oisive opulence,
Partout de son empire exila l’indolence.
Il endurcit la terre, il souleva les mers,
Nous déroba le feu, troubla la paix des airs,
Empoisonna la dent des vipères livides,
Contre l’agneau craintif arma les loups avides,
Dépouilla de leur miel les riches arbrisseaux,
Et du vin dans les champs fit tarir les ruisseaux.
Enfin l’art à pas lents vint adoucir nos peines ;
Le caillou rend le feu recelé dans ses veines ;
La terre obéissante et les flots étonnés
Par la rame et le soc déjà sont sillonnés ;
Déjà le nocher compte et nomme les étoiles ;
Des chiens lancent un cerf, le chasseur tend ses toiles ;
La glu trompe l’oiseau ; le crédule poisson
Tombe dans des filets, ou pend à l’hameçon.
Bientôt le fer rougit dans la fournaise ardente ;
J’entends crier la dent de la lime mordante ;
L’acier coupe le bois que déchiraient les coins.
Tout cède aux longs travaux, et surtout aux besoins.

Quand Dodone aux mortels refusa leur pâture,
Cérès vint des guérets leur montrer la culture.
De ces nouveaux bienfaits sont nés des soins nouveaux:
La rouille vient ronger le fruit de nos travaux ;
La ronce naît en foule, et les épis périssent ;
D’arbustes épineux les sillons se hérissent ;
Et Cérès, à côté de ses plus riches dons,
Voit triompher l’ivraie, et régner les chardons.
Tourmente donc la terre, appelle donc la pluie,
Chasse l’avide oiseau, détruis l’ombre ennemie ;
Ou, bientôt affamé près d’un riche voisin,
Retourne au gland des bois pour assouvir ta faim.
Mais les moments sont chers ; hâte-toi de connaître
Ce qui doit composer ton arsenal champêtre.
D’abord on forge un soc ; on taille des traîneaux ;
De leurs ongles de fer on arme des râteaux ;
On entrelace en claie un arbuste docile ;
Le van chasse des grains une paille inutile ;
Le madrier pesant te sert à les fouler ;
Et des chars au besoin seront prêts à rouler ;
Sans tous ces instruments, il n’est point de culture.

De la charrue enfin dessinons la structure.
D’abord il faut choisir, pour en former le corps,
Un ormeau que l’on courbe avec de longs efforts.
Le joug qui t’asservit ton robuste attelage,
Le manche qui conduit le champêtre équipage,
Pour soulager tes mains et le front de tes bœufs,
Du bois le plus léger seront formés tous deux.
Le fer, dont le tranchant dans la terre se plonge,
S’enchâsse entre deux coins, d’où sa pointe s’allonge.
Aux deux côtés du soc de larges orillons,
En écartant la terre, exhaussent les sillons.
De huit pieds en avant que le timon s’étende ;
Sur deux orbes roulants que ta main le suspende :
Et qu’enfin tout ce bois, éprouvé par les feux,
Se durcisse à loisir sur ton foyer fumeux.
Il est mille autres soins consacrés par nos pères ;
Ne dédaigne donc pas ces préceptes vulgaires.
D’abord, qu’un long cylindre également roulé
Aplanisse la terre où tu battras le blé.
Si d’un ciment visqueux tes mains ne la pétrissent,
D’herbes et d’animaux les fentes se remplissent :
Là, l’immonde crapaud dans un coin s’assoupit ;
Dans son trou tortueux la taupe se tapit ;
Prévoyant les besoins de la triste vieillesse,
La fourmi diligente y butine sans cesse ;
Le charançon dévore un vaste amas de grains ;
Et le mulot remplit ses greniers souterrains.

Peut-être voudrais-tu, dès la saison de Flore,
Prévoir ce que pour toi l’été va faire éclore ?
Regarde l’amandier reverdir tous les ans,
Et courber en festons ses rameaux odorants :
Abonde-t-il en fleurs ? Par des chaleurs ardentes
Le soleil mûrira des moissons abondantes ;
Si des feuilles sans fruit surchargent ses rameaux,
Le fléau ne battra que de vains chalumeaux.
Des légumes souvent l’enveloppe infidèle
Déguise la maigreur des fruits qu’elle recèle.
Pour qu’ils soient mieux nourris, et pour rendre le grain
Plus prompt à s’amollir en bouillant dans l’airain,
J’ai vu dans le marc d’huile et dans une eau nitrée
Détremper la semence avec soin préparée :
Remède infructueux ! Inutiles secrets !
Les grains les plus heureux, malgré tous ces apprêts,
Dégénèrent enfin, si l’homme avec prudence
Tous les ans ne choisit la plus belle semence.
Tel est l’arrêt du sort : tout marche à son déclin.
Je crois voir un nocher, qui, la rame à la main,
Lutte contre les flots, et les fend avec peine ;
Suspend-il ses efforts ? L’onde roule et l’entraîne.
Il faut savoir encore interroger les cieux.
L’Arcture, les Chevreaux, le Dragon lumineux,
Sont pour le laboureur d’aussi fidèles guides
Que pour l’adroit nocher, qui sur des mers perfides,
Implorant son pays la terre, et le repos,
Du détroit de Léandre ose affronter les flots
Observe donc leur cours. Sitôt que la Balance
Du travail, du repos, du bruit et du silence,
Rendra l’empire égal, et du trône des airs
Entre l’ombre et le jour suspendra l’univers,
Avant que des vents froids le souffle la resserre,
Tandis qu’elle est traitable, on façonne la terre :
De tes taureaux nerveux aiguillonne les flancs ;
Sème l’orge, le lin, les pavots nourrissants ;
Ne quitte point le soc : hâte-toi ; les tempêtes
Vont verser les torrents suspendus sur nos têtes.
Sitôt que dans nos champs Zéphyre est de retour,
On y sème la fève ; et quand l’astre du jour,
Ouvrant dans le Taureau sa brillante carrière,
Engloutit Sirius dans des flots de lumière,
Les sillons amollis reçoivent les sainfoins,
Et le millet doré redemande tes soins.
Préfères-tu des blés, dont les gerbes flottantes
Roulent au gré des vents leurs ondes jaunissantes ?
Attends jusqu’au lever de la couronne d’or.
Plusieurs jettent leurs grains quand Maïa luit encor :
Mais la terre à regret reçoit cette semence,
Et de maigres épis trompent leur espérance.
La faisole à tes soins a-t-elle quelque part ?
Jusqu’à l’humble lentille abaisses-tu ton art ?
Attends que dans les cieux disparaisse l’Arcture,
Et poursuis jusqu’au temps où règne la froidure.

Pour régler nos travaux, pour marquer les saisons,
L’art divisa du ciel les vastes régions.
Soleil, âme du monde, océan de lumière,
Douze astres différents partagent ta carrière.
Cinq zones de l’Olympe embrassent le contour :
L’une des feux brûlants est l’aride séjour ;
Deux autres, qu’en tous temps attriste la froidure,
Des deux pôles glacés ont formé la ceinture :
Mais entre ces glaçons et ces feux éternels,
Deux autres ont reçu les malheureux mortels ;
Et dans son cours brillant bornent l’oblique voie
Où du dieu des saisons la marche se déploie.
Le globe vers le nord hérissé de frimas
S’élève, et redescend vers les brûlants climats.
Notre pôle des cieux voit la clarté sublime :
Du Tartare profond l’autre touche l’abîme.
Calisto, dont le char craint les flots de Téthys,
Vers les glaces du nord brille auprès de son fils ;
Le dragon les embrasse ainsi qu’un fleuve immense.
Le pôle du midi, noir séjour du silence,
N’offre aux tristes humains qu’une éternelle nuit :
Peut-être en nous quittant Phébus chez eux s’enfuit ;
Et lorsque ses coursiers nous soufflent la lumière,
Pour eux l’obscure nuit commence sa carrière.

Le globe ainsi connu t’annonce les saisons :
Quand il faut ou semer, ou couper les moissons,
Abattre le sapin destiné pour Neptune,
Aux infidèles mers confier sa fortune :
Et ce n’est pas en vain que ces astres brillants
En quatre temps égaux nous partagent les ans.

Plusieurs font à loisir, retenus par l’orage,
Ce qu’il faudrait hâter sous un ciel sans nuage :
Ils aiguisent leur soc, ils comptent leurs boisseaux ;
Creusent une nacelle, ou marquent leurs troupeaux ;
Préparent des liens à leurs vignes naissantes ;
Taillent des pieux aigus, des fourches menaçantes ;
La meule met en poudre ou le feu cuit leurs grains ;
Et le jonc en panier s’arrondit sous leurs mains.

Les fêtes même, il est un travail légitime.
Ne peut-on pas alors, sans scrupule et sans crime,
Tendre un piège aux oiseaux, embraser des buissons,
D’un mur tissu d’épine entourer ses moissons,
Ou rafraîchir ses prés que la chaleur altère,
Ou baigner ses brebis dans une eau salutaire ?
C’est dans ces mêmes jours que, libre de travaux,
Chacun porte aux cités les présents des hameaux ;
Et, rapportant chez soi les tributs de la ville,
Presse les pas tardifs de son âne indocile.
La lune apprend aussi, dans son cours inégal,
Quel jour à tes travaux est propice ou fatal.
Le cinquième est funeste ; en ce jour de colère
Naquirent Erinnys, Tisiphone, Mégère,
Et vous, fameux titans, géants audacieux,
Que la terre enfanta pour attaquer les cieux.
Trois fois roulant des monts arrachés des campagnes,
Leur audace entassa montagnes sur montagnes,
Ossa sur Pélion, Olympe sur Ossa ;
Trois fois, le foudre en main, le dieu les renversa.
Au dixième croissant de la lune nouvelle,
On peut du fier taureau dompter le front rebelle,
Planter la jeune vigne, ou d’une agile main
Promener la navette errante sur le lin.
Une clarté plus pure embellit le neuvième :
Le brigand le redoute, et le voyageur l’aime.
Chacun a son emploi ; mais, dans ce choix du temps,
Ainsi que d’heureux jours, il est d’heureux instants.
Faut-il couper le chaume ? On le coupe sans peine
Quand la nuit l’a mouillé de son humide haleine :
Pour dépouiller les prés, attends que sur les fleurs
L’aurore en souriant ait répandu ses pleurs.
Plusieurs pendant l’hiver, près d’un foyer antique,
Veillent à la lueur d’une lampe rustique :
Leur compagne près d’eux, partageant leurs travaux,
Tantôt d’un doigt léger fait rouler ses fuseaux ;
Tantôt cuit dans l’airain le doux jus de la treille,
Et charme par ses chants la longueur de la veille.
Mais c’est en plein soleil, dans l’ardente saison,
Qu’au tranchant de la faux on livre la moisson,
Que sur l’épi doré le fléau se déploie.
Donne aux soins les beaux jours, et l’hiver à la joie.
L’hiver, tel qu’un nocher qui, plein d’un doux transport,
Couronne ses vaisseaux triomphants dans le port,
Tranquille sous le chaume, à l’abri des tempêtes,
L’heureux cultivateur donne ou reçoit des fêtes :
Pour lui ces tristes jours rappellent la gaîté ;
Il s’applaudit l’hiver des travaux de l’été.

Alors même sa main n’est pas toujours oisive ;
De l’arbre de Pallas il recueille l’olive ;
Le myrte de Vénus lui cède un fruit sanglant,
Et le laurier sa graine, et les chênes leur gland.
Les flots sont-ils glacés, les champs couverts de neige ?
Il tend des rets au cerf, prend l’oiseau dans un piège,
Ou presse un lièvre agile, ou, la fronde à la main,
Fait siffler un caillou qui terrasse le daim.
D’autres temps, d’autres soins. Dirai-je à quels désastres
De l’automne orageux nous exposent les astres,
Quand les jours sont moins longs, les soleils moins ardents ;
Ou quels torrents affreux épanche le printemps,
Quand le blé d’épis verts a hérissé les plaines,
Et des flots d’un lait pur déjà gonfle ses veines ?
L’été même, à l’instant qu’on liait en faisceaux
Les épis jaunissants qui tombent sous la faux,
J’ai vu les vents, grondant sur ces moissons superbes,
Déraciner les blés, se disputer les gerbes,
Et, roulant leurs débris dans de noirs tourbillons,
Enlever, disperser les trésors des sillons.

Tantôt un vaste amas d’effroyables nuages,
Dans ses flancs ténébreux couvant de noirs orages,
S’élève, s’épaissit, se déchire ; et soudain
La pluie, à flots pressés, s’échappe de son sein ;
Le ciel descend en eaux, et couche sur les plaines
Ces riantes moissons, vains fruits de tant de peines ;
Les fossés sont remplis ; les fleuves débordés
Roulent en mugissant dans les champs inondés ;
Les torrents bondissants précipitent leur onde,
Et des mers en courroux le noir abîme gronde.
Dans cette nuit affreuse, environné d’éclairs,
Le roi des dieux s’assied sur le trône des airs :
La terre tremble au loin sous son maître qui tonne ;
Les animaux ont fui ; l’homme éperdu frissonne ;
L’univers ébranlé s’épouvante… le dieu,
D’un bras étincelant, dardant un trait de feu,
De ces monts si souvent mutilés par la foudre,
De Rhodope ou d’Athos met les rochers en poudre ;
Et leur sommet brisé vole en éclats fumants ;
Le vent croît, l’air frémit d’horribles sifflements ;
En torrents redoublés les vastes cieux se fondent ;
La rive au loin gémit, et les bois lui répondent.
Pour prévenir ces maux, lis aux voûtes des cieux ;
Suis dans son cours errant le messager des dieux ;
Observe si Saturne est d’un heureux présage :
Surtout aux dieux des champs présente un pur hommage.
Quand l’ombrage au printemps invite au doux sommeil,
Lorsque l’air est plus doux, l’horizon plus vermeil,
Les vins plus délicats, les victimes plus belles,
Offre des vœux nouveaux pour des moissons nouvelles ;
Choisis pour temple un bois, un gazon pour autel,
Pour offrande du vin, et du lait, et du miel :
Trois fois autour des blés on conduit la victime :
Et trois fois, enivré d’une joie unanime,
Un chœur nombreux la suit en invoquant Cérès :
Même, avant que le fer dépouille les guérets,
Tous entonnent un hymne ; et, couronné de chêne,
Chacun d’un pied pesant frappe gaîment la plaine.
Si ce culte pieux n’obtient pas de beaux jours,
La lune de l’orage annonce au moins le cours :
Et le berger connaît par d’assurés présages
Quand il doit éviter les lointains pâturages.
Au premier sifflement des vents tumultueux,
Tantôt au haut des monts d’un bruit impétueux
On entend les éclats ; tantôt les mers profondes
Soulèvent en grondant et balancent leurs ondes ;
Tantôt court sur la plage un long mugissement,
Et les noires forêts murmurent sourdement.
Que je plains les nochers, lorsqu’aux prochains rivages
Les plongeons effrayés, avec des cris sauvages,
Volent du sein de l’onde ; ou quand l’oiseau des mers
Parcourt en se jouant les rivages déserts ;
Ou lorsque le héron, les ailes étendues,
De ses marais s’élance et se perd dans les nues !

Quelquefois, de l’orage avant-coureur brûlant,
Des cieux se précipite un astre étincelant,
Et dans le sein des nuits, qu’il rend encor plus sombres,
Traîne de longs éclairs qui sillonnent les ombres :
Tantôt on voit dans l’air des feuilles voltiger,
Et la plume, en tournant, sur les ondes nager.
Si l’éclair brille au nord, de l’Eure et de Zéphire
Si la foudre en éclat ébranle au loin l’empire,
Alors, ô laboureur ! crains les torrents des cieux ;
Nochers, ployez la voile, et redoublez vos vœux.
Que dis-je ? Tout prédit l’approche des orages :
Nul, sans être averti, n’éprouva leurs ravages :
Déjà l’arc éclatant qu’Iris trace dans l’air
Boit les feux du soleil et les eaux de la mer ;
La grue, avec effroi s’élançant des vallées,
Fuit ces noires vapeurs de la terre exhalées ;
Le taureau hume l’air par ses larges naseaux ;
La grenouille se plaint au fond de ses roseaux ;
L’hirondelle en volant effleure le rivage ;
Tremblante pour ses œufs, la fourmi déménage ;
Et des affreux corbeaux les noires légions
Fendent l’air qui frémit sous leurs longs bataillons.

Vois les oiseaux des mers, et ceux que les prairies
Nourrissent près des eaux sur des rives fleuries ;
De leur séjour humide on les voit s’approcher :
Offrir leur tête aux flots qui battent le rocher,
Promener sur les eaux leur troupe vagabonde,
Se plonger dans leur sein, reparaître sur l’onde,
S’y replonger encore, et par cent jeux divers
Annoncer les torrents suspendus dans les airs.
Seule, errant à pas lents sur l’aride rivage,
La corneille enrouée appelle aussi l’orage.
Le soir la jeune fille, en tournant son fuseau,
Tire encor de sa lampe un présage nouveau,
Lorsque la mèche en feu, dont la clarté s’émousse,
Se couvre, en pétillant, de noirs flocons de mousse.
Mais la sérénité reparaît à son tour :
Des signes non moins sûrs t’annoncent son retour ;
Des astres plus brillants ont peuplé l’hémisphère :
La lune sur son char le dispute à son frère ;
On ne voit plus dans l’air des nuages errants
Flotter, comme la laine éparse au gré des vents ;
Ni l’oiseau de Thétis sur l’humide rivage
Aux rayons du soleil étaler son plumage ;
Ni ces vils animaux dans la fange engraissés
Délier des épis les faisceaux dispersés.
Enfin l’air s’éclaircit ; du sommet des montagnes
Le brouillard affaissé descend dans les campagnes ;
Et le triste hibou, le soir au haut des toits,
En longs gémissements ne traîne plus sa voix.
Tantôt l’affreux Nisus, avide de vengeance,
Sur sa fille, à grand bruit, du haut des cieux s’élance :
Scylla vole et fend l’air ; Nisus vole et la suit ;
Scylla, plus prompte encor, se détourne et s’enfuit.
Même les noirs corbeaux, bannissant la tristesse,
Annoncent les beaux jours par trois cris d’allégresse,
Et d’un gosier moins rauque expriment leur gaîté :
Souvent, au haut de l’arbre où flotte leur cité,
Vous voyez leurs ébats agiter le feuillage ;
Une douceur secrète attendrit leur ramage :
Ils aiment à revoir, depuis longtemps bannis,
Leur arbre hospitalier, leur famille et leurs nids.
Non que du ciel en eux la sagesse immortelle
D’un rayon prophétique ait mis quelque étincelle :
L’instinct seul les éclaire ; et lorsque ces vapeurs
D’où naissent tour à tour le froid et les chaleurs,
Ou des vents inconstants lorsque l’humide haleine
Change pour nous des cieux l’influence incertaine,
Les êtres animés changent avec le temps :
Ainsi, muet l’hiver, l’oiseau chante au printemps.
Ainsi l’agneau bondit sur le naissant herbage,
Et même le corbeau pousse un cri moins sauvage.
Mais, malgré ces leçons, crains-tu d’être séduit
Par le perfide éclat d’une brillante nuit ?
Du soleil, de sa sœur, observe la carrière.
Quand la jeune Phébé rassemble sa lumière,
Si son croissant terni s’émousse dans les airs,
La pluie alors menace et la terre et les mers.
Du fard de la pudeur peint-elle son visage ?
Des vents prêts à gronder c’est le plus sûr présage.
Le quatrième jour (cet augure est certain),
Si son arc est brillant, si son front est serein,
Durant le mois entier que ce beau jour amène,
Le ciel sera sans eau, l’aquilon sans haleine,
L’océan sans tempête ; et les nochers heureux
Bientôt sur le rivage acquitteront leurs vœux.
Le soleil à son tour t’instruit, soit dès l’aurore,
Soit lorsque de ses feux l’occident se colore.
Si, de taches semé, sous un voile ennemi
Son disque renaissant se dérobe à demi,
Crains les vents pluvieux ; leurs humides haleines
Menacent tes troupeaux, tes vergers et tes plaines.
Si de son lit de pourpre on voit l’aurore en pleurs
Sortir languissamment sans force et sans couleurs ;
Si Phébus, à travers une vapeur grossière
Dispersant faiblement quelques traits de lumière,
Semble luire à regret, de leurs feuillages verts
Les raisins colorés vainement sont couverts ;
Sous les grains bondissants dont les toits retentissent,
La grêle écrase, hélas ! Les grappes qui mûrissent.
Surtout sois attentif lorsque achevant leur tour
Ses coursiers dans la mer vont éteindre le jour ;
Du pourpre, de l’azur, les couleurs différentes
Souvent marquent son front de leurs taches errantes :
Saisis de ces vapeurs le spectacle mouvant ;
L’azur marque la pluie, et le pourpre le vent :
Si le pourpre et l’azur colorent son visage,
De la pluie et des vents redoute le ravage :
Je n’irai point alors, sur de frêles vaisseaux,
Dans l’horreur de la nuit m’égarer sur les eaux.
Mais lorsqu’il recommence et finit sa carrière,
S’il brille tout entier d’une pure lumière,
Sois sans crainte : vainqueur des humides autans,
L’aquilon va chasser les nuages flottants.
Ainsi ce dieu puissant, dans sa marche féconde,
Tandis que de ses feux il ranime le monde,
Sur l’humble laboureur veille du haut des cieux ;
Lui prédit les beaux jours, et les jours pluvieux.
Qui pourrait, ô soleil ! t’accuser d’imposture ?
Tes immenses regards embrassent la nature :
C’est toi qui nous prédis ces tragiques fureurs
Qui couvent sourdement dans l’abîme des cœurs.
Quand César expira, plaignant notre misère,
D’un nuage sanglant tu voilas ta lumière ;
Tu refusas le jour à ce siècle pervers ;
Une éternelle nuit menaça l’univers.
Que dis-je ? Tout sentait notre douleur profonde,
Tout annonçait nos maux : le ciel, la terre et l’onde,
Les hurlements des chiens, et le cri des oiseaux.
Combien de fois l’Etna, brisant ses arsenaux,
Parmi des rocs ardents, des flammes ondoyantes,
Vomit en bouillonnant ses entrailles brûlantes !
Des bataillons armés dans les airs se heurtaient :
Sous leurs glaçons tremblants les Alpes s’agitaient ;
On vit errer, la nuit, des spectres lamentables ;
Des bois muets sortaient des voix épouvantables ;
L’airain même parut sensible à nos malheurs ;
Sur le marbre amolli l’on vit couler des pleurs :
La terre s’entrouvrit, les fleuves reculèrent ;
Et, pour comble d’effroi… les animaux parlèrent.
Le superbe Eridan, le souverain des eaux,
Traîne et roule à grand bruit forêts, bergers, troupeaux ;
Le prêtre, environné de victimes mourantes,
Observe avec horreur leurs fibres menaçantes ;
L’onde changée en sang roule des flots impurs ;
Des loups hurlant dans l’ombre épouvantent nos murs ;
Même en un jour serein l’éclair luit, le ciel gronde,
Et la comète en feu vient effrayer le monde.
Aussi la Macédoine a vu nos combattants
Une seconde fois s’égorger dans ses champs ;
Deux fois le ciel souffrit que ces fatales plaines
S’engraissassent du sang des légions romaines.
Un jour le laboureur, dans ces mêmes sillons
Où dorment les débris de tant de bataillons,
Heurtant avec le soc leur antique dépouille,
Trouvera, plein d’effroi, des dards rongés de rouille :
Verra de vieux tombeaux sous ses pas s’écrouler,
Et des soldats romains les ossements rouler.

Ô père des Romains, fils du dieu des batailles !
Protectrice du Tibre, appui de nos murailles,
Vesta ! Dieux paternels, ô dieux de mon pays !
Ah ! du moins que César rassemble nos débris !
Par ces revers sanglants dont elle fut la proie,
Rome a bien effacé les parjures de Troie.
Hélas ! le ciel, jaloux du bonheur des Romains,
César, te redemande aux profanes humains.
Que d’horreurs en effet ont souillé la nature !
Les villes sont sans lois, la terre sans culture ;
En des champs de carnage on change nos guérets,
Et Mars forge ses dards des armes de Cérès.
Ici le Rhin se trouble, et là mugit l’Euphrate ;
Partout la guerre tonne et la discorde éclate ;
Des augustes traités le fer tranche les nœuds,
Et Bellone en grondant se déchaîne en cent lieux.
Ainsi, lorsqu’une fois lancés de la barrière,
D’impétueux coursiers volent dans la carrière,
Leur guide les rappelle et se raidit en vain :
Le char n’écoute plus ni la voix ni le frein.

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Jacques DELILLE

Portait de Jacques DELILLE

Jacques Delille, souvent appelé l’abbé Delille, né à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) le 22 juin 1738 et mort à Paris dans la nuit du 1er au 2 mai 1813, est un poète français.
Delille porta quelque temps le titre d’abbé parce qu’il possédait l’abbaye de Saint-Séverin ; mais il ne suivit pas la carrière... [Lire la suite]

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