Poème 'Ainsi je parlerai…' de Renée VIVIEN dans 'À l'heure des mains jointes'

Ainsi je parlerai…

Renée VIVIEN
Recueil : "À l'heure des mains jointes"

Ô si le Seigneur penchait son front sur mon trépas,
Je lui dirais : « Ô Christ, je ne te connais pas.

« Seigneur, ta stricte loi ne fut jamais la mienne,
Et je vécus ainsi qu’une simple païenne.

« Vois l’ingénuité de mon cœur pauvre et nu.
Je ne te connais point. Je ne t’ai point connu.

« J’ai passé comme l’eau, j’ai fui comme le sable.
Si j’ai péché, jamais je ne fus responsable.

« Le monde était autour de moi, tel un jardin.
Je buvais l’aube claire et le soir cristallin.

« Le soleil me ceignait de ses plus vives flammes,
Et l’amour m’inclina vers la beauté des femmes.

« Voici, le large ciel s’étalait comme un dais.
Une vierge parut sur mon seuil. J’attendais.

« La nuit tomba… Puis le matin nous a surprises
Maussadement, de ses maussades lueurs grises.

« Et dans mes bras qui la pressaient elle a dormi
Ainsi que dort l’amante aux bras de son ami.

« Depuis lors j’ai vécu dans le trouble du rêve,
Cherchant l’éternité dans la minute brève.

« Je ne vis point combien ces yeux clairs restaient froids,
Et j’aimai cette femme, au mépris de tes lois.

« Comme je ne cherchais que l’amour, obsédée
Par un regard, les gens de bien m’ont lapidée.

« Moi, je n’écoutai plus que la voix que j’aimais,
Ayant compris que nul ne comprendrait jamais.

« Pourtant, la nuit approche, et mon nom périssable
S’efface, tel un mot qu’on écrit sur le sable.

« L’ardeur des lendemains sait aussi décevoir :
Nul ne murmurera mes strophes, vers le soir.

« Vois, maintenant, Seigneur, juge-moi. Car nous sommes
Face à face, devant le silence des hommes.

« Autant que doux, l’amour me fut jadis amer,
Et je n’ai mérité ni le ciel ni l’enfer.

« Je n’ai point recueilli les cantiques des anges,
Pour avoir entendu jadis des chants étranges,

« Les chants de ce Lesbos dont les chants se sont tus.
Je n’ai point célébré comme il sied tes vertus.

« Mais je ne tentai point de révolte farouche :
Le baiser fut le seul blasphème de ma bouche.

« Laisse-moi, me hâtant vers le soir bienvenu,
Rejoindre celles-là qui ne t’ont point connu !

« Psappha, les doigts errants sur la lyre endormie,
S’étonnerait de la beauté de mon amie,

« Et la vierge de mon désir, pareille aux lys,
Lui semblerai plus belle et plus blanche qu’Atthis.

« Nous, le chœur, retenant notre commune haleine,
Écouterions la voix qu’entendit Mytilène,

« Et nous préparerions les fleurs et le flambeau,
Nous qui l’avons aimée en un siècle moins beau.

« Celle-là sut verser, parmi l’or et les soies
Des couches molles, le nectar rempli de joies.

« Elle nous chanterait, dans son langage clair,
Ce verger lesbien qui s’ouvre sur la mer,

« Ce doux verger plein de cigales, d’où s’échappe,
Vibrant comme une voix, le parfum de la grappe.

« Nos robes ondoieraient parmi les blancs péplos
D’Atthis et de Timas, d’Éranna de Télos,

« Et toutes celles-là dont le nom seul enchante
S’assembleraient autour de l’Aède qui chante !

« Voici, me sentant près de l’heure du trépas,
J’ose ainsi te parler, Toi qu’on ne connaît pas.

« Pardonne-moi, qui fus une simple païenne !
Laisse-moi retourner vers la splendeur ancienne

« Et, puisque enfin l’instant éternel est venu,
Rejoindre celles-là qui ne t’ont point connu. »

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