Albertus, 12 – CXI à CXX
CXI
Une flamme jetant une clarté bleuâtre,
Comme celle du punch, éclairait le théâtre.
— C’était un carrefour dans le milieu d’un bois.
Les nécromants en robe et les sorcières nues,
À cheval sur leurs boucs, par les quatre avenues,
Des quatre points du vent débouchaient à la fois.
Les approfondisseurs de sciences occultes,
Faust de tous les pays, mages de tous les cultes,
Zingaros basanés, et rabbins au poil roux,
Cabalistes, devins, rêvasseurs hermétiques,
Noirs et faisant râler leurs soufflets asthmatiques
Aucun ne manque au rendez-vous.CXII
Squelettes conservés dans les amphithéâtres,
Animaux empaillés, monstres, foetus verdâtres,
Tout humides encor de leur bain d’alcool,
Culs-de-jatte, pieds-bots, montés sur des limaces,
Pendus tirant la langue et faisant des grimaces ;
Guillotinés blafards, un ruban rouge au col,
Soutenant d’une main leur tête chancelante ;
— Tous les suppliciés, foule morne et sanglante,
Parricides manchots couverts d’un voile noir,
Hérétiques vêtus de tuniques soufrées,
Roués meurtris et bleus, noyés aux chairs marbrées ;
— C’était épouvantable à voir !CXIII
Le président, assis dans une chaire noire,
Avec ses doigts crochus feuilletant le grimoire,
Épelait à rebours les noms sacrés de Dieu.
— Un rayon échappé de sa prunelle verte
Éclairait le bouquin, et sur la page ouverte
Faisait étinceler les mots en traits de feu.
— Pour commencer la fête on attendait le maître,
On s’impatientait ; il tardait à paraître
Et faisait sourde oreille à l’évocation.
— Albertus croyait voir une queue et des cornes,
Des pieds de bouc, des yeux tout ronds aux regards mornes
Une horrible apparition !CXIV
Enfin il arriva. — Ce n’était pas un diable
Empoisonnant le soufre et d’aspect effroyable,
Un diable rococo. — C’était un élégant
Portant l’impériale et la fine moustache,
Faisant sonner sa botte et siffler sa cravache
Ainsi qu’un merveilleux du boulevard de Gand.
— On eût dit qu’il sortait de voir Robert le Diable,
Ou la Tentation, ou d’un raoût fashionable,
— Boiteux comme Byron, mais pas plus ; — il eût fait
Avec son ton tranchant, son air aristocrate,
Et son talent exquis pour mettre sa cravate,
Dans les salons un grand effet.CXV
Le Belzébuth dandy fit un signe, et la troupe,
Pour ouïr le concert se réunit en groupe.
— Ni Ludwig Beethoven, ni Glück, ni Meyerbeer,
Ni Théodore Hoffmann, Hoffmann le fantastique !
Ni le gros Rossini, ce roi de la musique,
Ni le chevalier Karl Maria de Weber,
À coup sûr n’auraient pu, malgré tout leur génie,
Inventer et noter la grande symphonie
Que jouèrent d’abord les noirs dilettanti ;
— Boucher et Bériot, Paganini lui-même,
N’eussent pas su broder un plus étrange thème
De plus brillants pizzicati.CXVI
Les virtuoses font, sous leurs doigts secs et grêles,
Des stradivarius grincer les chanterelles ;
La corde semble avoir une âme dans sa voix.
Le tam-tam caverneux, comme un tonnerre gronde ;
Un lutin jovial, gonflant sa face ronde,
Sonne burlesquement de deux cors à la fois.
Celui-ci frappe un gril, et cet autre en goguettes
Prend pour tambour son ventre et deux os pour baguettes.
Quatre petits démons, sous un archet de fer,
Font ronfler et mugir quatre basses géantes.
Un gras soprano tord ses mâchoires béantes.
C’est un charivari d’enfer !CXVII
Le concerto fini, les danses commencèrent.
Les mains avec les mains en chaîne s’enlacèrent.
Dans le grand fauteuil noir le diable se plaça
Et donna le signal. — Hurrah ! Hurrah ! La ronde
Fouillant du pied le sol, hurlante et furibonde,
Comme un cheval sans frein au galop se lança.
Pour ne rien voir, le ciel ferma ses yeux d’étoiles,
Et la lune prenant deux nuages pour voiles,
Toute blanche de peur de l’horizon s’enfuit. —
L’eau s’arrêta troublée, et les échos eux-mêmes
Se turent, n’osant pas répéter les blasphèmes
Qu’ils entendirent cette nuit !CXVIII
On eût cru voir tourner et flamboyer dans l’ombre
Les signes monstrueux d’un zodiaque sombre ;
L’hippopotame lourd, Falstaff à quatre pieds,
Se dressait gauchement sur ses pattes massives
Et s’épanouissait en gambades lascives.
— Le cul-de-jatte, avec ses moignons estropiés,
Sautait comme un crapaud, et les boucs, plus ingambes,
Battaient des entrechats, faisaient des ronds de jambes.
— Une tête de mort, à pattes de faucheux,
Trottait par terre, ainsi qu’une araignée énorme.
Dans tous les coins grouillait quelque chose d’informe ;
— Des vers rayaient le sol gâcheux. —CXIX
La chevelure au vent, la joue en feu, les femmes
Tordaient leurs membres nus en postures infâmes ;
Arétin eût rougi. — Des baisers furieux
Marbraient les seins meurtris et les épaules blanches ;
Des doigts noirs et velus se crispaient sur les hanches :
On entendait un bruit de chocs luxurieux.
— Les prunelles jetaient des éclairs électriques,
Les bouches se fondaient en étreintes lubriques :
— C’étaient des rires fous, des cris, des râlements !
Non, Sodome jamais, jamais sa sœur immonde,
N’effrayèrent le ciel, ne souillèrent le monde
De plus hideux accouplements.CXX
Le diable éternua. — Pour un nez fashionable
L’odeur de l’assemblée était insoutenable.
— Dieu vous bénisse, dit Albertus poliment.
— À peine eut-il lâché le saint nom, que fantômes,
Sorcières et sorciers, monstres follets et gnomes,
Tout disparut en l’air comme un enchantement.
— Il sentit plein d’effroi des griffes acérées,
Des dents qui se plongeaient dans ses chairs lacérées ;
Il cria ; mais son cri ne fut point entendu…
Et des contadini le matin, près de Rome,
Sur la voie Appia trouvèrent un corps d’homme,
Les reins cassés, le col tordu.
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Théophile GAUTIER
Pierre Jules Théophile Gautier est un poète, romancier, peintre et critique d’art français, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872 à 61 ans. Né à Tarbes le 30 août 1811, le tout jeune Théophile garde longtemps « le souvenir des montagnes bleues ». Il a trois ans lorsque sa famille... [Lire la suite]
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