Deux Tableaux de Valdès Léal
Après l’autel sculpté, le Moïse célèbre,
Et le saint Jean de Dieu sous sa charge funèbre,
À Séville on fait voir, dans le grand hôpital,
Deux tableaux singuliers de Juan Valdès Léal.Ce Valdès possédait, Young de la peinture,
Les secrets de la mort et de la sépulture ;
Comme le Titien les splendides couleurs,
Il aimait les tons verts, les blafardes pâleurs,
Le sang de la blessure et le pus de la plaie,
Les martyrs en lambeaux étendus sur la claie,
Les cadavres pourris, et dans des plats d’argent,
Parmi du sang caillé, les têtes de saint Jean ;
— Un vrai peintre espagnol, catholique et féroce,
Par la laideur terrible et la souffrance atroce,
Redoublant dans le cœur de l’homme épouvanté
L’angoisse de l’enfer et de l’éternité.Le premier, toile étrange où manquent les figures,
N’est qu’un vaste fouillis d’étoffes, de dorures,
De vases, d’objets d’art, de brocarts opulents,
Miroités de lumière et de rayons tremblants.
Tous les trésors du monde et toutes les richesses :
Les coffres-forts des juifs, les écrins des duchesses,
Sur de beaux tapis turcs de grandes fleurs brodés,
Rompant leur ventre d’or, semblent s’être vidés.
Ce ne sont que ducats, quadruples et cruzades,
Un Pactole gonflé débordant en cascades,
Une mine livrant aux regards éblouis
Ses diamants en fleur dans l’ombre épanouis ;
L’éventail pailleté comme un papillon brille ;
Sur la guitare encor vibre une séguidille ;
Et, parmi les flacons, un coquet masque noir
De ses yeux de velours semble rire au miroir ;
Des bracelets rompus les perles défilées
S’égrènent au hasard avec les fleurs mêlées,
Et l’on voit s’échapper les billets et les vers
Des cassettes de laque aux tiroirs entr’ouverts.En prodiguant ainsi les attributs de fête,
Quelle noire antithèse avais-tu dans la tête ?
Quel sombre épouvantail ton pinceau sépulcral
Voulait-il évoquer, pâle Valdès Léal ?
Pour te montrer si gai, si clair, si coloriste,
Il fallait, à coup sûr, que tu fusses bien triste ;
Car tu n’as pas pour but de faire luire aux yeux
Un bouquet de palette, un prisme radieux,
comme un Vénitien qui, dans sa folle joie,
Verse à flot le velours et chiffonne la soie.Tu voulais, au milieu de ce luxe éperdu,
Faire surgir plus morne et plus inattendu
Le convive importun, l’affamé parasite,
Dont nul amphytrion n’élude la visite.
En effet, — le voici, l’œil cave et le front ras,
Qui dans la fête arrive, un cercueil sous le bras,
Ricane affreusement de sa bouche élargie,
Et met, brusque éteignoir, sa main sur la bougie.
Les heureux, les puissants, les sages et les fous,
Ainsi la maigre main doit nous éteindre tous !Hélas ! depuis le temps que le vieux monde dure,
Nous la savons assez, cette vérité dure,
Sans nous montrer, Valdès, ce cauchemar affreux,
Ce masque au nez de trèfle, aux grands orbites creux,
Trous ouverts sur le vide, et qui font voir dans l’ombre
Les abîmes béants de l’éternité sombre !Un autre eût borné là sa terrible leçon
Et se fût contenté de ce premier frisson ;
Mais Valdès te connaît, bienheureuse Séville,
De l’Espagne moresque ô la plus belle fille !
Toi, dont le petit pied trempe au Guadalquivir,
Et qui reçus du ciel tout ce qui peut ravir :
Les orangers vermeils et les frais lauriers-roses,
Le plaisir nonchalant, l’oubli de toutes choses,
L’amour et la beauté sous un soleil de feu,
Les plus riches présents qu’à la terre ait faits Dieu !
Il sait que, pour jeter à ton âme distraite
La morose pensée et l’angoisse secrète,
Pour faire dans ta joie apparaître la mort,
Il faut crier bien haut, il faut frapper bien fort !
Dans la seconde toile, où d’une lampe avare
Tombe sinistrement une lumière rare,
Des cercueils tout ouverts sont par file rangés,
Avec leurs habitants gravement allongés.
D’abord, c’est un évêque ayant encor sa mitre,
Qui semble présider le lugubre chapitre ;
D’un geste machinal il bénit vaguement
Tout le peuple livide autour de lui dormant.
Son front luit comme un os, et, dans ses dures pinces,
L’agonie a serré son nez aux ailes minces ;
Aux angles de sa bouche, aux plis de son menton,
Déjà la moisissure a jeté son coton ;
Le ver ourdit sa toile au fond de ses yeux caves,
Et, marquant leur chemin par l’argent de leurs baves,
Les hideux travailleurs de la destruction
Font sur ce maigre corps leur plaie ou leur sillon ;
Par ses gants décousus entre la mouche noire,
Et le gusano court sur ses habits de moire.
Tous ces affreux détails sont peints complaisamment,
Comme un portrait chéri tracé par un amant,
Et nul Italien rêvant de sa madone,
Dans l’outremer limpide et dans l’air qui rayonne,
Plus amoureusement n’a caressé les traits
De quelque Fornarine aux célestes attraits.Plus loin, c’est un bravache à la moustache épaisse,
Armé de pied en cap en son étroite caisse.
La putréfaction qui lui gonfle les chairs
Au bistre de son teint a mêlé des tons verts ;
Sa tête va rouler comme une orange mûre,
Car le ver a trouvé le joint de son armure.
Hélas ! fier capitan, le maigre spadassin
A sa botte secrète et son coup assassin :
Fût-on prévôt de salle ou maître en fait d’escrime,
Dans ce duel suprême on est toujours victime.Au dernier plan, couverts de linceuls en lambeaux,
Des morts de tout état, jadis jeunes et beaux,
Elégants cavaliers, superbes courtisanes,
Dont un jaune rayon fait reluire les crânes,
Cauchemars grimaçants, monstrueuses laideurs,
Du sinistre caveau peuplent les profondeurs.
Jamais ce lourd sommeil, plein de rêves étranges,
Qui fait voir aux dormeurs les démons ou les anges ;
Cette attitude morne et cet abattement
Du pécheur sans espoir qui pense au jugement ;
Cet ennui de la mort qui regrette la vie,
Le soleil, le ciel bleu, la lumière ravie,
N’ont été mieux rendus qu’en ce dernier tableau,
Qui fait Valdès Léal rival de Murillo.
Pour que l’allégorie aux yeux n’offre aucun doute,
Perçant dans un éclair les ombres de la voûte,
La main de l’inconnu, la main que Balthazar
Vit écrire à son mur des mots compris trop tard,
Apparaît soutenant des balances égales :
Un des plateaux chargés de tiares papales,
De couronnes de rois, de sceptres, d’écussons ;
L’autre, de vils rebuts, d’ordure et de tessons.
Tout a le même poids aux balances suprêmes.
Voilà donc votre sens, mystérieux emblèmes !
Et vous nous promettez, pour consolation,
La triste égalité de la corruption !Séville, 1841.
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Théophile GAUTIER
Pierre Jules Théophile Gautier est un poète, romancier, peintre et critique d’art français, né à Tarbes le 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872 à 61 ans. Né à Tarbes le 30 août 1811, le tout jeune Théophile garde longtemps « le souvenir des montagnes bleues ». Il a trois ans lorsque sa famille... [Lire la suite]
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Rêveur de Toile
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Je suis créateur de mystères,
Que nul ne s’en montre déçu !
Vous avez le droit de vous taire,
Ou d’en médire à mon insu.
Je vous transmets des aperçus
D’une âme étrange et solitaire ;
Des images d’une autre Terre,
Du gouffre dont je suis issu.
La Toile est faite pour s’étendre,
Il va donc falloir s’y entendre ;
Et qu’importent quelques faux pas.
Sur moi tu peux prendre modèle,
J’aime les disciples fidèles ;
C’est inné, ça ne s’apprend pas.
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