Poème 'L’agonie d’un saint' de Charles-Marie LECONTE DE LISLE dans 'Poèmes barbares'

L’agonie d’un saint

Charles-Marie LECONTE DE LISLE
Recueil : "Poèmes barbares"

Les moines, à pas lents, derrière le Prieur
Qui portait le ciboire et les huiles mystiques,
Rentrèrent, deux à deux, au cloître intérieur,
Troupeau d’ombres, le long des arcades gothiques.

Comme en un champ de meurtre, après l’ardent combat,
Le silence se fit dans la morne cellule,
Autour du vieil Abbé couché sur son grabat,
Rigide, à la lueur de la cire qui brûle.

Un Christ d’argent luisait entre ses maigres doigts,
Les yeux, fixes et creux, s’ouvraient sous le front lisse,
Et le sang, tiède encor, s’égouttait par endroits
De la poitrine osseuse où mordit le cilice.

Avec des mots confus que le râle achevait,
Le moribond, faisant frémir ses lèvres blêmes,
Contemplait sur la table, auprès de son chevet,
Une tête et deux os d’homme, hideux emblèmes.

Contre ce drap de mort d’eau bénite mouillé,
La face ensevelie en une cape noire,
Seul, immobile, et sur la dalle agenouillé,
Un moine grommelait son chapelet d’ivoire.

Minuit sonna, lugubre, et jeta dans le vent
Ses douze tintements à travers les ogives ;
Le bruit sourd de la foudre ébranla le couvent,
Et l’éclair fit blanchir les tourelles massives.

Or, relevant la face, après s’être signé,
Le moine dit, les bras étendus vers le faîte :
- De profundis, ad te, clamavi, Domine !
Mais, s’il le faut, Amen ! Ta volonté soit faite !

Du ciel inaccessible abaisse la hauteur,
Ouvre donc en entier les portes éternelles,
Ô maître ! Et dans ton sein reçois le serviteur
Que l’Ange de la mort t’apporte sur ses ailes.

Dévoré de la soif de ton unique amour,
Le coeur plein de ta grâce ; et marqué de ton signe,
Comme un bon ouvrier, dès le lever du jour,
Tout en sueur, il a travaillé dans ta vigne.

Ton calice de fiel n’était point épuisé,
Pour que sa bouche austère en savourât la lie ;
Et maintenant, Seigneur, le voici vieux, brisé,
Haletant de fatigue après l’oeuvre accomplie.

Vers le divin Royaume il tourne enfin les yeux ;
La mort va dénouer les chaînes de son âme :
Reçois-le donc, ô Christ, dans la paix de tes cieux,
Avec la palme d’or et l’auréole en flamme ! -

La cellule s’emplit d’un livide reflet ;
L’Abbé dressa son front humide du saint chrême,
Et le moine effrayé l’entendit qui parlait
Comme en face du Juge infaillible et suprême :

- Seigneur, vous le savez, mon coeur est devant vous,
Sourd aux appels du monde et scellé pour la joie ;
Je l’ai percé, vivant, de la lance et des clous,
Je l’ai traîné, meurtri, le long de votre Voie.

Plein de jeunesse, en proie aux sombres passions,
Sous la règle de fer j’ai ployé ma superbe ;
Les richesses du monde et ses tentations,
J’ai tout foulé du pied comme la fange et l’herbe ;

Paul m’a commis le glaive, et Pierre les deux clés ;
Pieds nus, ceint d’une corde, en ma robe de laine,
J’ai flagellé les forts à mon joug attelés ;
Le clairon de l’Archange a reçu mon haleine.

Ils se sont tous rués du Nord sur le Midi,
Bandits et chevaliers, princes sans patrimoine ;
Mais le plus orgueilleux comme le plus hardi
A touché de son front la sandale du moine !

Et le monde n’étant, ô Christ, qu’un mauvais lieu
D’où montait le blasphème autour de votre Église,
J’ai voué toute chair en holocauste à Dieu,
Et j’ai purifié l’âme à Satan promise.

Seigneur, Seigneur ! parlez, êtes-vous satisfait ?
La sueur de l’angoisse à mon front glacé fume.
Ô Maître, tendez-moi la main si j’ai bien fait,
Car une mer de sang m’entoure et me consume.

Elle roule et rugit, elle monte, elle bout.
J’enfonce ! Elle m’aveugle et me remplit la bouche ;
Et sur les flots, Jésus ! des spectres sont debout,
Et chacun d’eux m’appelle avec un cri farouche.

Ah ! je les reconnais, les damnés ! Les voilà,
Ceux d’Alby, de Béziers, de Foix et de Toulouse,
Que le fer pourfendit, que la flamme brûla,
Parce qu’ils outrageaient l’Église, votre épouse !

Sus, à l’assaut ! l’épée aux dents, la hache au poing !
Des excommuniés éventrez les murailles !
Tuez ! à vous le ciel s’ils n’en réchappent point !
Arrachez tous ces coeurs maudits et ces entrailles !

Tuez, tuez ! Jésus reconnaîtra les siens.
Écrasez les enfants sur la pierre, et les femmes !
Je vous livre, ô guerriers, ces pourceaux et ces chiens,
Pour que vous dépeciez leurs cadavres infâmes !

Gloire au Christ ! les bûchers luisent, flambeaux hurlants ;
La chair se fend, s’embrase aux os des hérétiques,
Et de rouges ruisseaux sur les charbons brûlants
Fument dans les cieux noirs au bruit des saints cantiques !

Dieu de miséricorde, ô justice, ô bonté,
C’est vous qui m’échauffez du feu de votre zèle ;
Et voici que mon coeur en est épouvanté,
Voici qu’un autre feu dans mes veines ruisselle !

Alleluia ! L’Église a terrassé Satan…
Mais j’entends une Voix terrible qui me nomme
Et me dit : – Loin de moi, fou furieux ! Va-t’en,
Ô moine tout gorgé de chair et de sang d’homme ! -

- À l’aide, sainte Vierge ! Écoutez-moi, Seigneur !
Cette cause, Jésus, n’était-ce point la vôtre ?
Si j’ai frappé, c’était au nom de votre honneur ;
J’ai combattu devant le siège de l’Apôtre.

J’ai vaincu, mais pour vous ! Regardez-moi mourir ;
Voyez couler encor de mes chairs condamnées
Ce sang versé toujours et que n’ont pu tarir
Les macérations de mes soixante années.

Voyez mes yeux creusés du torrent de mes pleurs ;
Maître, avant que Satan l’emporte en sa géhenne,
Voyez mon coeur criant de toutes vos douleurs,
Plus enflammé de foi qu’il n’a brûlé de haine !

- Tu mens ! C’était l’orgueil implacable et jaloux
De commander aux rois dans tes haillons de bure,
Et d’écraser du pied les peuples à genoux,
Qui faisait tressaillir ton âme altière et dure.

Tu jeûnais, tu priais, tu macérais ton corps
En te réjouissant de tes vertus sublimes
Eh bien, sombre boucher des vivants et des morts,
Regarde ! mon royaume est plein de tes victimes.

Qui t’a dit de tuer en mon nom, assassin ?
Loup féroce, toujours affamé de morsures,
Tes ongles et tes dents ont lacéré mon sein,
Et ta bave a souillé mes divines blessures.

Arrière ! Va hurler dans l’abîme éternel !
Qaïn, en te voyant, reconnaîtra sa race.
Va ! car tu souillerais l’innocence du ciel,
Et mes Anges mourraient d’horreur devant ta face !

- Grâce, Seigneur Jésus ! Arrière ! il est trop tard.
Je vois flamber l’Enfer, j’entends rire le Diable,
Et je meurs ! – Ce disant, convulsif et hagard,
L’Abbé se renversa dans un rire effroyable.

Le moine épouvanté, tout baigné de sueur,
S’évanouit, pressant son front de ses mains froides ;
Et le cierge éclaira de sa fauve lueur
Le mort et le vivant silencieux et roides.

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Commentaires

  1. Les pingouins, à pas lents, derrière le sapeur
    Qui portait une gaufre et le pinard mystique,
    S'approchent, deux à deux, du coin où leur Seigneur
    Prend au soir un repas fort frugal et rustique.

    Comme le quincaillier qui se trouve trop gras,
    Grignotant une gaufre en sa morne cellule,
    Ainsi, le roi Merlin, recevant ce seul plat,
    Un énorme appétit le tourmente et le brûle.

    Il dit, prenant le verre entre ses maigres doigts :
    Le pinard, ça fait trop de bien par où ça glisse !
    Et qui donc est heureux de resservir son roi ?
    C'est Leconte de Lisle, échanson de service.

    Avec des mots confus qu'à peine il achevait,
    Cochonfucius, chantant une chanson bien blême,
    Contemplait sur la table un débris de navet,
    D'un précédent repas le pitoyable emblème.

    Et l'air de sa chanson était un peu rouillé,
    Le refrain, grommelé par une hase noire,
    Décrivait l'inquiétant profil agenouillé
    D'un hérésiarque avec son flageolet d'ivoire.

    Yake Lakang, lugubre, arriva en courant.
    Il regardait par terre, et son crâne d'ogive
    Donnait du flageolet un reflet aberrant
    Qui parut à la hase une image lascive.

    Or, faisant un sourire aux pingouins alignés,
    Le roi disait, les bras étendus vers le faîte :
    Petits pingouins, vraiment, ce repas est signé
    D'un cuisinier qui n'en sait pas plus qu'une bête.

    Si le ciel de crapaud abaissait sa hauteur,
    Je voudrais en franchir les portes éternelles
    Et manger sur la table où de bons serviteurs
    Apportent la pitance avec le plus grand zèle.

    Contemplant leur grand roi d'un regard plein d'amour,
    Les pingouins sont soudain gracieux comme des cygnes,
    Tels de bons quincailliers, occupés tout le jour,
    Ils font descendre en eux le clair jus de la vigne.

    Le tonneau de pinard n'étant point épuisé,
    Ils ne craindront jamais d'en savourer la lie,
    Et puisqu'aucun potier ne vient les leur briser,
    Leurs coupes bien des fois se trouveront emplies.

    Vers le divin pinard ils tournent tous leurs yeux
    Le brouillard de l'ivresse emplit leurs douces âmes
    Ciel de crapaud, alors, tu deviens plusieurs cieux !
    Le flageolet sera consumé dans ta flamme.

    Dans un bol de faïence aux livides reflets,
    Cochonfucius reçoit une gaufre à la crème.
    Le plus vieux, cependant, des fiers pingouins parlait
    Au noble roi Merlin, infaillible et suprême.

    Seigneur, vous le savez, mon coeur est devant vous,
    Tout rempli de pinard, de brouillard et de joie.
    Qui m'entraîne à trahir, je lui réponds « Des clous ! »,
    Car le pinard pour moi et le roi sont la Voie.

    Le roi entend ces mots de fière passion,
    Et, sans tout bien comprendre, il trouve ça superbe.
    Il éprouve on ne sait quelle tentation
    De classer les pingouins parmi les fumeurs d'herbe.

    Cochonfucius a-t-il de l'énigme la clé ?
    Si ces pingouins étaient agneaux couverts de laine,
    S'ils étaient percherons au labeur attelés,
    Le pinard chargerait-il ainsi leur haleine ?

    Sont-ils pingouins du Nord ou pingouins du Midi ?
    Doivent-ils aux banquiers leur riche patrimoine ?
    Leur front est orgueilleux, leur langage est hardi,
    Leur esprit est tordu comme celui des moines.

    Ils vont tous à Cluny, et j'ai peur de ce lieu.
    J'aimerais beaucoup mieux les voir en une église.
    Ils vont partout disant que Merlin est leur dieu,
    Mais quelle apothéose, à moi, m'est donc promise ?

    Petits pingouins, parlez ! Êtes-vous satisfaits ?
    Et toi, là-bas au fond, qu'est-ce donc que tu fumes ?
    Tendez-moi vos mains pour mes quelques bienfaits,
    Dans l'odeur des curieux produits qui se consument.

    Et le roi s'impatiente, il cuit, il chauffe, il bout.
    Devant les objections il fait la fine bouche.
    Tranquilles cependant, les pingouins sont debout,
    Et nul d'entre eux n'arbore une mine farouche.

    Ils pensent au jambon, au lard, au cervelas,
    Et puis bien sûr à la saucisse de Toulouse,
    On dit qu'aucun d'entre eux jamais ne se brûla
    Les yeux à la beauté d'amante ou bien d'épouse.

    Jamais ils n'ont régi le monde à coups de poings,
    Jamais ils n'ont brisé clôture ni muraille,
    Tué dessous le ciel de crapaud, ils n'ont point.
    Rien n'est plus innocent que leurs braves entrailles.

    C'est pourquoi Dalila les reconnaît pour siens,
    Et que du roi Merlin ils consolent les femmes.
    Non, vraiment, ces pingouins, ce ne sont pas des chiens,
    Et nul ne sait sur eux aucune chose infâme.

    Dans le crâne du roi vont les soupçons hurlants,
    Mais ces pingouins jamais ne furent hérétiques,
    S'ils dévorent parfois quelques lardons brûlants,
    C'est toujours en disant les formules antiques.

    Merlin, notre grand roi de justice et bonté,
    Reconnais des pingouins la ferveur et le zèle,
    Ton esprit ne doit pas se dire épouvanté,
    De ce qu'en leur gosier le bon pinard ruisselle.

    Les pingouins sont vraiment des bestiaux épatants,
    Et à juste raison, c'est « pingouins » qu'ils se nomment,
    Si quelqu'un les embête, il perd vraiment son temps,
    Car ils ont du bon sens un peu plus que les hommes

    Merlin, sur les pingouins, tu es Maître et Seigneur.
    Bois ton coup avec eux en disant À la vôtre,
    Alors, verre pour verre, ils te feront honneur,
    Ils t'accompagneront comme de bons apôtres.

    Et puis, il ne faut pas craindre de te nourrir.
    Pour arroser la frite et la viande panée,
    Ce vin versé toujours ne pourra se tarir
    Même si tu en bois pendant soixante années.

    Le pinard abolit la tristesse et les pleurs,
    La hase qui chantait un refrain de géhenne
    En buvant un godet apaise ses douleurs,
    Oubliant la rancune, et le deuil, et la haine.

    L'hérésiarque lui-même, implacable et jaloux,
    Tout rempli d'arrogance en ses haillons de bure,
    Sous l'effet du pinard qu'il écluse à genoux,
    Adopte une attitude un peu moins triste et dure.

    Le pinard alanguit ton esprit et ton corps
    En te réjouissant de ses vertus sublimes.
    Et si quelques buveurs se trouvent ivres-morts
    Nous dirons que ce sont consentantes victimes.

    Car le noble pinard n'est pas un assassin.
    Aimable est son attaque, et douce sa morsure.
    Toute souffrance expire et s'oublie en son sein,
    Et nous désirons tous sa divine blessure.

    Seul un buveur accède au bonheur éternel.
    Observe Dionysos et marche sur ses traces.
    Tu verras de crapaud étinceler le ciel,
    Et les pingouins joyeux picoler en terrasse.

    Pour remplir un grand verre il n'est jamais trop tard,
    Et ta sobriété, dis-lui d'aller au diable,
    Si ton esprit se trouve un peu dans le coaltar,
    Il faudra l'accepter, ça n'a rien d'effroyable.

    Et le roi rassuré souriant au sapeur,
    Avala deux ou trois tranches de viande froide.
    Le pinard éclairait de sa fauve lueur
    Les pingouins et le roi dans leur ivresse roide.

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Charles-Marie LECONTE DE LISLE

Portait de Charles-Marie LECONTE DE LISLE

Charles Marie René Leconte de Lisle, né le 22 octobre 1818 à Saint-Paul dans l’Île Bourbon et mort le 17 juillet 1894 à Voisins, était un poète français. Leconte de Lisle passa son enfance à l’île Bourbon et en Bretagne. En 1845, il se fixa à Paris. Après quelques velléités lors des événements de 1848, il renonça... [Lire la suite]

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