Poème 'La Vie dans la mort – Chapitre 3' de Théophile GAUTIER dans 'La Comédie de la Mort'

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La Vie dans la mort – Chapitre 3

Théophile GAUTIER
Recueil : "La Comédie de la Mort"

Et je rentrai chez moi. — De lugubres pensées
Tournaient devant mes yeux sur leurs ailes glacées
Et me rasaient le front.
Comme on voit sur le soir autour des cathédrales,
Des essaims de corbeaux dérouler leurs spirales
Et voltiger en rond.

Dans ma chambre, où tremblait une jaune lumière,
Tout prenait une forme horrible et singulière,
Un aspect effrayant.
Mon lit était la bière et ma lampe le cierge,
Mon manteau déployé le drap noir qu’on asperge
Sous la porte en priant.

Dans son cadre terni, le pâle Christ d’ivoire
Cloué les bras en croix sur son étoffe noire,
Redoublait de pâleur ;
Et comme au Golgotha, dans sa dure agonie,
Les muscles en relief de sa face jaunie
Se tordaient de douleur.

Les tableaux ravivant leurs nuances éteintes
Aux reflets du foyer prenaient d’étranges teintes,
Et, d’un air curieux,
Comme des spectateurs aux loges d’un théâtre,
Vieux portraits enfumés, pastels aux tons de plâtre,
Ouvraient tout grands leurs yeux.

Une tête de mort sur nature moulée
Se détachait en blanc, grimaçante et pelée,
Sous un rayon blafard.
Je la vis s’avancer au bord de la console ;
Ses mâchoires semblaient rechercher leur parole
Et ses yeux leur regard.

De ses orbites noirs où manquaient les prunelles,
Jaillirent tout à coup de fauves étincelles
Comme d’un oeil vivant.
Une haleine passa par ses dents déchaussées…
Les rideaux à plis droits tombaient sur les croisées ;
Ce n’était pas le vent.

Faible comme ces voix que l’on entend en rêve,
Triste comme un soupir des vagues sur la grève
J’entendis une voix.
Or, comme ce jour-là j’avais vu tant de choses,
Tant d’effets merveilleux dont j’ignorais les causes,
J’eus moins peur cette fois.

RAPHAEL.

Je suis le Raphaël, le Sanzio, le grand maître !
O frère, dis-le-moi, peux-tu me reconnaître
Dans ce crâne hideux ?
Car je n’ai rien parmi ces plâtres et ces masques,
Tous ces crânes luisants, polis comme des casques,
Qui me distingue d’eux.

Et pourtant c’est bien moi ! Moi, le divin jeune homme,
Le roi de la beauté, la lumière de Rome,
Le Raphaël d’Urbin !
L’enfant aux cheveux bruns qu’on voit aux galeries,
Mollement accoudé, suivre ses rêveries,
La tête dans sa main.

O ma Fornarina ! ma blanche bien aimée,
Toi qui dans un baiser pris mon âme pâmée
Pour la remettre au ciel ;
Voilà donc ton amant, le beau peintre au nom d’ange,
Cette tête qui fait une grimace étrange :
Eh bien, c’est Raphaël !

Si ton ombre endormie au fond de la chapelle
S’éveillait et venait à ma voix qui t’appelle,
Oh ! je te ferais peur !
Que le marbre entr’ouvert sur ta tête retombe.
Ne viens pas ! ne viens pas et garde dans ta tombe
Le rêve de ton cœur.

Analyseurs damnés, abominable race,
Hyènes qui suivez le cortége à la trace
Pour déterrer le corps ;
Aurez-vous bientôt fait de déclouer les bières,
Pour mesurer nos os et peser nos poussières ;
Laissez dormir les morts !

Mes maîtres, savez-vous, qui donc a pu le dire ?
Ce qu’on sent quand la scie avec ses dents déchire
Nos lambeaux palpitants.
Savez-vous si la mort n’est pas une autre vie,
Et si quand leur dépouille à la tombe est ravie
Les aïeux sont contents ?

Ah ! vous venez fouiller de vos ongles profanes
Nos tombeaux violés, pour y prendre nos crânes,
Vous êtes bien hardis.
Ne craignez vous donc pas qu’un beau jour, pâle et blême,
Un trépassé se lève et vous dise : Anathème !
Comme je vous le dis.

Vous imaginez donc, dans cette pourriture,
Surprendre les secrets de la mère nature
Et le travail de Dieu ?
Ce n’est pas par le corps qu’on peut comprendre l’âme.
Le corps n’est que l’autel, le génie est la flamme ;
Vous éteignez le feu !

O mes Enfants-Jésus ! O mes brunes madones !
O vous qui me devez vos plus fraîches couronnes,
Saintes du paradis !
Les savants font rouler mon crâne sur la terre,
Et vous souffrez cela sans prendre le tonnerre,
Sans frapper ces maudits !

Il est donc vrai ! Le ciel a perdu sa puissance.
Le Christ est mort, le siècle a pour Dieu, la science,
Pour foi, la liberté.
Adieu les doux parfums de la rose mystique ;
Adieu l’amour ; adieu la poésie antique ;
Adieu sainte beauté !

Vos peintres auront beau, pour voir comme elle est faite,
Tourner entre leurs mains et retourner ma tête,
Mon secret est à moi.
Ils copieront mes tons, ils copieront mes poses,
Mais il leur manquera ce que j’avais, deux choses,
L’amour avec la foi !

Dites qui d’entre vous, fils de ce siècle infâme,
Peut rendre saintement la beauté de la femme ;
Aucun, hélas ! aucun.
Pour vos petits boudoirs, il faut des priapées ;
Qui vous jette un regard, ô mes vierges drapées,
O mes saintes ! Pas un.

L’aiguille a fait son tour. Votre tâche est finie,
Comme un pâle vieillard le siècle à l’agonie
Se lamente et se tord.
L’ange du jugement embouche la trompette
Et la voix va crier : Que justice soit faite,
Le genre humain est mort !

Je n’entendis plus rien. L’aube aux lèvres d’opale,
Tout endormie encor, sur le vitrage pâle
Jetait un froid rayon,
Et je vis s’envoler, comme on voit quelque orfraye,
Que sous l’arceau gothique une lueur effraye,
L’étrange vision !

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