Poème 'Première Nuit' de Louis-Honoré FRÉCHETTE dans 'La Légende d'un peuple'

Première Nuit

Louis-Honoré FRÉCHETTE
Recueil : "La Légende d'un peuple"

C’était le désert fauve eu sa splendeur austère.
Rien n’animait encor le vieillie coin de terre
Où Montréal devait plus tard dresser ses tours.
En aval du courant, et suivant les détours
Qui creusent çà et là les rives ombragées,
Sous les feux du midi, trois pirogues chargées,
Mirant leurs flancs ployés dans le flot transparent,
Ensemble remontaient le cours du Saint-Laurent.
Qui côtoyait ainsi les courbes du grand fleuve ?

C’était le fondateur, c’était de Maisonneuve,
Avec de Montmagny, le courageux soldat,
Vimont, l’apôtre saint, fier d’un double mandat,
Et, comme pour dorer cette ère qui commence,
Deux femmes, deux grands cœurs : de la Peltrie et Mance !
Deux âmes à l’affût de tous les dévoûments.

Ils sont accompagnés de laboureurs normands,
De matelots bretons, fiers enfants de la Gaule,
Travailleurs qui devront, le mousquet à l’épaule,
Le poing à la charrue ou la hache à la main,
S’ouvrir au nouveau monde un si large chemin.

Sur le calme des eaux une voix nous arrive ;
C’est un cantique saint qu’aux échos de la rive,
Dans l’éclat radieux d’un soleil flamboyant,
La petite flottille envoie en pagayant.

— Halte ! a crié quelqu’un. Et bientôt, sur la berge,
Avec le dôme bien du ciel nu pour auberge,
Nos hardis voyageurs dressent leur campement.
Puis, ensemble, à genoux, dans le recueillement,
Rappelant au Très-Uaut sa divine promesse,
Naïfs ou fiers chrétiens vont entendre la messe,
Au pied d’un tabernacle à la hâte élevé.

— Vous êtes, dit le prêtre, un grain de sénevé
Que Dieu jette aujourd’hui dans la glèbe féconde ;
La plante qui va naître étonnera le monde ;
Car, ne l’oubliez pas, nous sommes en ce lieu
Les instruments choisis du grand œuvre de Dieu ! —

Et pendant que l’hostie en sa châsse sacrée
Illuminait l’autel de sa blancheur nacrée,
Un long Pange lingua s’élevait dans les airs
Vers le Dieu des cités et le Dieu des déserts.

Auprès du drapeau blanc, la sainte Eucharistie
Resta là tout le jour. La tête appesantie,
— Quand le soleil sombra dans le Couchant vermeil —
Nos hardis voyageurs, accablés de sommeil,
Songeaient, prière faite, à chercher sous la tente,
Dans une nuit de paix douce et réconfortante,
Le repos bien gagné qui doit les prémunir
Contre le lourd fardeau des tâches à venir ;
Quand, tout à coup, dans l’ombre éparse des ramées,
Ils virent mille essaims de mouches enflammées,
Qui, croisant à l’envi leur radieux essor,
Comme un jaillissement de gouttelettes d’or,
Ou plutôt comme un flot de flammèches vivantes,
Rayaient l’obscurité de leurs lueurs mouvantes.

Alors chacun se met en chasse ; l’on poursuit
Tous ces points lumineux voltigeant dans la nuit ;
Puis, liant à des fils les blondes lucioles,
On en fait des réseaux, flottantes auréoles,
Qu’on suspend sur l’autel en festons étoilés.
Quelques instants plus tard, dans les bivouacs voilés
Par les grands pins versant leurs ombres fraternelles,
Après avoir partout placé des sentinelles,
Près du fleuve roulant son flot silencieux,
La troupe s’endormit sous le regard des cieux.

Et pendant que ces forts, âpres à la corvée,
Voyaient dans leur sommeil grandir l’œuvre rêvée,
Astre pieux trônant dans le calme du soir,
Sur l’autel, dans un pli du drapeau, l’ostensoir,
Au vol phosphorescent d’étincelles sans nombre,
Ouvrait son nimbe d’or et flamboyait dans l’ombre.

Ô genèse sublime ! ô spectacle idéal !
Ce fut cette nuit-là que naquit Montréal.

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Commentaires

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