Poème 'Albertus, 04 – XXXI à XL' de Théophile GAUTIER dans 'Albertus'

Albertus, 04 – XXXI à XL

Théophile GAUTIER
Recueil : "Albertus"

XXXI

Elle donnait le ton, et, reine de la mode,
Elle était adorée ainsi qu’une pagode ;
— Personne n’eût osé la contredire en rien : —
La forme des chapeaux, et la coupe des manches,
Lequel fait mieux, des fleurs ou bien des plumes blanches ?
Quelle parure sied ? — Quelle couleur va bien ?
S’il faut mettre du rouge ou non (question grave !)
Elle décidait tout. — La femme du margrave
Tielemanus Van Horn, la fille du vieux duc,
Avaient beau protester par leur mise hérétique,
— À peine voyait-on dans leur salon gothique
Un laid Sigisbeo caduc.

XXXII

Young fût devenu gai, le pleureur Héraclite,
S’essuyant l’œil, eût ri plus fort que Démocrite
Au spectacle plaisant des efforts que faisaient
Les dames de l’endroit, Iris courtes et grasses,
Pour s’habiller comme elle et copier ses grâces ;
— Des ingénuités dont les moindres pesaient
Trois ou quatre quintaux ; — des faces rubicondes
Avec des fleurs, des nœuds de rubans, et des blondes,
— Des montagnes de chair à la Rubens, — au lieu
De bons velours d’Utrecht, de brocards à ramages,
Portant de fins tissus, des gazes, des nuages !
Quel travestissement, bon dieu !

XXXIII

Notre héroïne au reste était toujours charmante,
Parée ou non, — avec son voile, avec sa mante,
En bonnet, en chapeau, — de toutes les façons !
— Tout sur elle vivait. — Les plis semblaient comprendre
Quand il fallait flotter et quand il fallait pendre ;
La soie intelligente arrêtait ses frissons,
Ou les continuait gazouillant ses louanges ;
— Une brise à propos faisait onder ses franges,
Ses plumes palpitaient ainsi que des oiseaux
Qui vont prendre l’essor et qui battent des ailes ;
— Une invisible main soutenait ses dentelles
Et se jouait dans leurs réseaux.

XXXIV

La moindre chose, un rien, elle était bien coiffée ; —
Chaque bout de ruban, chaque fleur était fée ;
Tout ce qui la touchait devenait précieux ;
Tout était de bon goût, et (qualité bien rare)
Quel que fût son habit, galant, riche ou bizarre,
On n’apercevait qu’elle, — elle seule, — ses yeux
Faisaient des diamants pâlir les étincelles.
Les perles de ses dents paraissaient les plus belles,
La blancheur de sa peau ternissait le satin.
— Désinvolture, esprit lutin, grâce câline, —
Tour à tour Camargo, Manon Lescaut, Philine,
Une ravissante catin !

XXXV

— Le conseiller aulique Hans et Meister Philippe
Pour elle avaient laissé le genièvre et la pipe ;
— C’était vraiment plaisir de voir ces bons flamands,
Types complets, — gros, courts, la face réjouie,
Négligeant leur tulipe enfin épanouie,
Transformés en dandys, et faire les charmants
Auprès de la diva. — Les femmes et les mères
Ne lui ménageaient pas les critiques amères,
Mais elle allait toujours son train, — sans en perdre un,
Et, s’inquiétant peu de ce vain caquetage,
Accueillait tout le monde et recevait l’hommage
Et les rixdales de chacun.

XXXVI

Deux mois sont écoulés. — Capricieuse reine,
Ce jour-là Véronique avait une migraine,
Ou prétendait l’avoir, et ne recevait pas.
Les courtisans faisaient en grand nombre antichambre.
— Dans un riche boudoir où des pastilles d’ambre
Jettent un doux parfum, où tous les bruits de pas
Sur de beaux tapis turcs, comme sur l’herbe, meurent,
Où le timbre qui chante et les bûches qui pleurent
Troublent seuls le silence avec leurs grêles voix.
Notre belle, — en peignoir du matin, pâle et blanche
Comme une perle, — au bord d’un guéridon se penche
Froissant un papier sous ses doigts.

XXXVII

Elle boude ! — Mon dieu, qu’une femme qui boude
A de grâces ! La main sous le menton, le coude,
Tel qu’un arceau de jaspe, appuyé mollement
Sur un genou, — le corps qui s’affaisse et se ploie,
Ainsi qu’un bouton d’or qu’une goutte d’eau noie ;
— Les cheveux débouclés qui cachent par moment
Ou laissent voir, selon que le zéphyr s’en joue,
Ou que les doigts mutins les peignent, une joue
Transparente et nacrée, un front veiné d’azur,
Comme dans les jardins font les branches des arbres,
De leurs réseaux voilant ou découvrant les marbres
Debout sous leur ombrage obscur.

XXXVIII

Qui cause ce chagrin ? En se levant, s’est-elle
Dans sa glace trouvée ou vieillie ou moins belle ?
— A-t-elle découvert dans ses boucles de jais
Un pâle fil d’argent ? à ses dents une tache ?
Les deux bouts du ruban, sous la main qui l’attache
Seraient-ils donc trop courts pour son corps plus épais ?
— Cette robe attendue et sur laquelle on compte
Pour enlever à miss Wilmot le cœur du comte,
S’est-elle déchirée ou fripée en chemin ?
Son épagneul est-il malade ? — Quelque fièvre,
Après trois nuits de bal, a-t-elle de sa lèvre
Décoloré le pur carmin ?

XXXIX

Son œil est-il moins vif, son col moins blanc ? L’ovale
De son visage grec moins pur ? — Quelque rivale,
Avec plus de jeunesse ou plus de diamants,
A-t-elle au dernier raoût fait tourner plus de têtes ?
Non, — elle est bien toujours la déesse des fêtes ; —
Tout ploie à ses genoux. — Hier, l’un de ses amants
Pris d’un beau désespoir, la voyant infidèle,
S’est jeté dans le Rhin ; — et ce matin, pour elle,
Ludwig De Siegendorff en duel s’est battu ;
Son adversaire est mort, — lui blessé ; — voilà certe
Un beau succès ! — Tout Leyde est en l’air et disserte.
Pourquoi donc ce front abattu ?

XL

Pourquoi donc ces sourcils qui tremblent et se plissent ?
Ces longs cils noirs baissés où quelques larmes glissent,
Qui palpitent jetant sur le satin des chairs
Une auréole brune, une ombre veloutée,
Comme Lawrence en peint ? — Cette gorge agitée
Dans sa prison de crêpe et sous les réseaux clairs
Ondant comme la neige au vent d’une tempête ?
Quelle pensée étrange à cette folle tête
Donne un air si rêveur ? — Est-ce le souvenir
De son premier amour et de ses jours d’enfance ?
— Regret d’avoir perdu cette belle innocence ?
— Est-ce la peur de l’avenir ?

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