Poème 'Ante Lucem' de Louis-Honoré FRÉCHETTE dans 'La Légende d'un peuple'

Ante Lucem

Louis-Honoré FRÉCHETTE
Recueil : "La Légende d'un peuple"

Qui pourrait raconter ces âges sans annales ?
Quel œil déchiffrera ces pages virginales
Où Dieu seul a posé son doigt mystérieux ?
Tout ce passé qui git sinistre ou glorieux,
Tout ce passé perdu qui dort au fond de l’ombre,
Où dans la nuit des temps tout s’écroule et tout sombre,
Quel est-il ?

À ce sphinx immobile et sans nom,
Plus muet que tous ceux des sables de Memnon,
Et qui, de notre histoire encombrant le portique,
Entr’ouvre dans la nuit son œil énigmatique,
A tant de siècles morts, l’un par l’autre effacé,
Qui donc arrachera le grand mot du passé ?

Hélas ! n’y songeons point ! En vain la main de l’homme
Joue avec les débris de la Grèce et de Rome,
Nul bras n’ébranlera le socle redouté
Qui depuis si longtemps, rigide majesté,
Plus lourd que les menhirs de l’époque celtique,
Pèse, ô vieux Canada, sur le sépulcre antique
Où, dans le morne oubli de l’engloutissement,
Ton tragique secret dort éternellement !

Ce secret, ô savants, ni vos travaux sans nombre,
Ni vos soirs sans sommeil n’en découvriront l’ombre.
Pas un jalon au bord de ce gouffre béant !
Pas un phare au-dessus de ce noir océan !
Point d’histoire !… Une nuit sans lune et sans étoiles,
Dont jamais œil humain ne percera les voiles !

Et cependant le globe au loin fermente et bout.
Là-bas, au grand soleil, l’humanité debout,
Un reflet d’or au fer de sa lance guerrière,
Dans l’éclair et le bruit dévore sa carrière.
Là tout germe, tout naît, tout s’anime et grandit ;
Du haut des panthéons dont le front resplendit,
La trompette à la bouche, on voit les Renommées,
Dans l’éblouissement des gloires enflammées,
Pour l’immortalité jeter aux quatre vents
Le nom des héros morts et des héros vivants.
Pour que dans le passé l’avenir sache lire,
Des poètes divins ont accordé leur lyre.
Et mêlent, dans l’éclat de leurs chants souverains,
Les clameurs d’autrefois aux bruits contemporains.
Le Progrès, dans son antre où maint flambeau s’allume,
Sous son marteau puissant fait résonner l’enclume
Où se forge déjà la balance des droits,
Où pèseront plus tard les peuples et les rois.
La Science commence à voir au fond des choses.
Les Arts, ces nobles fleurs au vent du ciel écloses,
Entr’ouvrent leur corolle au fronton des palais.
Que dis-je ? La Nature elle-même, aux reflets
Des nouvelles clartés que chaque âge lui verse,
Sourit plus maternelle en sa grâce diverse ;
La mamelle épuisée à nourrir ses enfants,
Dans des élans de joie et d’amour triomphants,
Elle s’ouvre le flanc pour sa progéniture ;
Et, dans son noble orgueil — sainte et grande Nature ! —
Mêle son cri sublime à l’hymne solennel
Qui monte tous les jours de l’homme à l’Éternel.

Pourquoi cette antithèse et ce contraste immense ?
Celui par qui tout meurt et par qui tout commence,
Par qui tout se révèle ou tout reste scellé,
Celui qui fit les fleurs et l’azur constellé,
Qui veut que tout renaisse et veut que tout s’effondre,
Arbitre sans appel, pourrait seul nous répondre !

Aux bords ensoleillés de ton beau Saint-Laurent,
Ou sous l’ombre des bois au rythme murmurant
Qui te prêtent leur sombre et riche draperie,
Quand le désœuvrement conduit ma rêverie,
O cher pays dont j’aime à sonder le destin,
Je remonte souvent vers ce passé lointain.

Je parcours en esprit tes vastes solitudes ;
Je toise de tes monts les fières altitudes ;
Je me penche au-dessus de tes grands lace sans fond ;
Je mesure les flots du rapide profond ;
Et, devant ce spectacle, impondérable atome,
De ces jours sans soleil j’évoque le fantôme.

Tout change à mes regards ; le présent disparait ;
Nos villes à leur tour font place à la forêt ;
Tout retombe en oubli, tout redevient sauvage ;
Nul pas civilisé ne foule le rivage
Du grand fleuve qui roule, énorme et gracieux,
Sa vague immaculée à la clarté des cieux !
De ton tiède Midi jusqu’aux glaces du pôle,
Tes hauts pics n’ont encor porté sur leur épaule,
O Canada, connu du seul oiseau de l’air,
Que l’ombre de la nue et le choc de l’éclair !
Tout dort enveloppé d’un mystère farouche.
Seul, parfois, quelque masque à l’œil tragique et louche.
Effaré, menaçant comme un fauve aux abois.
Apparaît tout à coup dans la nuit fies grands bois !…
Je m’arrête ! Et devant cette nature immense,
Dans un rêve ébloui qui souvent recommence,
Je crois entendre encor bourdonner dans les airs
Les cent bruits que le vent mêle, au fond des déserts,
Au tonnerre que roule au loin la cataracte…

Puis je tombe à genoux : — sublime et dernier acte,
Ou prologue plutôt du drame éblouissant
Qui va donner un peuple à ce pays naissant —
Sur ces bords inconnus pour le reste du monde.
Sur ces flots que jamais n’a pollués la sonde,
Sur ces parages pleins d’une vague terreur,
Sur cette terre vierge où plane en son horreur
Le mystère sacré des ténèbres premières,
J’ai vu surgir, foyers de toutes les lumières,
Dans un rayonnement de splendeur infini,
Le soleil de la France et son drapeau béni !

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