Poème 'Cadieux' de Louis-Honoré FRÉCHETTE dans 'La Légende d'un peuple'

Cadieux

Louis-Honoré FRÉCHETTE
Recueil : "La Légende d'un peuple"

― C’est le Grand-Calumet, portage des Sept-Chutes !
Cria José. Campons ! ― En deux ou trois minutes,
Nous étions sur la rive, et près du flot ronflant,
Notre canot halé reposait sur le flanc.

Le soir tombait ; au loin sur les collines chauves,
Un beau soleil couchant versait des lueurs fauves ;
Pas un souffle de vent au fond des bois touffus ;
Du rapide prochain les grondements confus
De cet endroit désert troublaient seuls le silence.

Bientôt, dans un état de demi-somnolence,
Après avoir, d’abord, mis le couvert auprès
D’un bon feu de bois sec allumé tout exprès,
Nous écoutions José, qui, sur notre demande,
Nous contait du pays la tragique légende.

― Demain matin, dit-il, ― je traduis son récit, ―
Nous pourrons visiter, à quelques pas d’ici,
Un humble monument dressé sur une tombe.
C’est une croix de bois vermoulue, et qui tombe
En ruine parmi des touffes de sureaux.
Cette tombe, messieurs, c’est celle d’un héros !

C’était à cette époque orageuse et lointaine,
Où des Cinq-Nations la puissance hautaine
De massacres sanglants désolait le pays.
Où, dressé sur le seuil de nos bourgs envahis,
Le fantôme sanglant de l’Iroquois féroce
Tenait la colonie en une angoisse atroce.

Un jour, tout un parti de francs coureurs des bois,
Dans des canots aux flancs affaissés sous le poids
De riches cargaisons, voyageurs intrépides,
Descendait l’Ottawa de rapides en rapides.

Un jeune homme au regard rêveur et studieux,
Un brave, que ces fiers trappeurs nommaient Cadieux,
Connaissant l’algonquin, leur servait d’interprète.
C’était un cœur viril, une âme toujours prête
À s’exposer à tout pour le salut d’autrui.
Nul d’entre eux ne savait raconter mieux que lui,
Ni rendre, avec des chants rythmés sur la pagaie,
Le voyage plus court et la route plus gaie.
Il était même un peu père de ses chansons ;
Et, poète illettré, sans aucunes leçons
Que les strophes du vent qui berce la feuillée,
Le jour sur l’aviron, le soir à la veillée,
Dans la naïveté d’une âme sans détours,
Aux échos du désert il chantait ses amours.

Un soir du mois de mai, l’interprète et ses hommes
Campaient précisément à l’endroit où nous sommes.
Auprès d’un feu pareil, ils apaisaient leur faim
D’un rustique souper qui tirait à sa fin,
Et chacun s’apprêtait, pour réparer ses forces,
À s’en aller dormir sous les huttes d’écorces,
Lorsqu’un jeune sauvage, au parti dévoué,
Arriva tout à coup, criant : ― Nattaoué !

En rôdant sous les bois à la faveur des ombres,
Il avait entrevu les silhouettes sombres
De nombreux guerriers roux rampant dans les fourrés ;
C’étaient des Iroquois, par la proie attirés,
Qui venaient pour cerner les trappeurs.Chose grave,
― Chacun de ces coureurs de bois était un brave,
Un vaillant toujours prêt, dans un danger pressant,
A vendre au plus haut prix sa vie avec son sang, ―
Mais ils avaient près d’eux des enfants et des femmes
Qui ne pouvaient tomber aux mains de ces infâmes :
Il fallait les sauver.

Le parti découvert,
Il ne leur restait plus qu’un seul chemin ouvert :
Le rapide ― la nuit ― masse d’eau furibonde
Heurtant sur les rochers sa course vagabonde,
Et qui, cachant la mort dans ses traîtres détours,
Épouvante les bois de ses hurlement sourds.
C’est dans ce gouffre affreux que luit la délivrance !…
Si ce n’est le salut, c’est au moins l’espérance.
Mais l’abîme franchi, le problème renaît ;
Les cruels Iroquois, dont l’esprit se connaît
En ruse de combats, d’espaces en espaces
Se sont échelonnés et surveillent les passes.
Il faut ici quelqu’un pour tromper l’ennemi.
Il faut absolument qu’on choisisse parmi
Tous ces désespérés un homme qui consente
À couvrir de son corps la terrible descente :
Qui se dévouera ? ― Moi, dit simplement Cadieux.

Le temps presse. On se fait de rapides adieux.
Les canots sont parés ; on invoque la Vierge ;
Et, tandis que Cadieux, qui remonte la berge,
Jette un coup de fusil aux cent échos du soir,
On lance les canots dans le tourbillon noir.

Tout disparaît soudain dans l’ombre et dans l’écume.
Emportée au courant qui tournoie et qui fume,
Dans le bouillonnement des lames en rumeurs,
Chaque embarcation fuit avec ses rameurs.
Le coup d’œil en arrêt, le bras sûr, tenant tête
Au choc tumultueux des flots échevelés,
Ils guident sans pâlir les canots affolés,
À travers les écueils qui sans cesse surgissent.
Bondissant au sommet des vagues qui mugissent,
Ou plongeant tout à coup dans les écroulements
Des remous en fureur, ces dompteurs d’éléments
Sur l’abîme fougueux passent comme des rêves ;
Pendant que derrière eux, sur la pente des grèves,
Les grands pins chevelus, pleins de brume et de bruit,
Comme des spectres noirs s’enfoncent dans la nuit.

― Ah ! messieurs, fit José, je ne crains pas les luttes
De l’aviron ; mais là, descendre les Sept-Chutes,
Nom d’un chien ! aussi vrai que je suis de Sorel,
Je l’ai dit bien des fois, ça n’est pas naturel.
Aussi raconte-t-on qu’une femme sauvage,
Pendant que les canots s’éloignaient du rivage,
Avait vu, dans le pli des grands brouillards douteux,
Un long fantôme blanc qui fuyait devant eux.

Quoi qu’il en soit, après ce hardi pilotage,
Qui les avaient conduits jusqu’au pied du portage,
Nos fugitifs étaient à l’abri du péril.
Attirés en amont par les coups de fusil
Que le vaillant Cadieux répétait à distance,
Les Iroquois avaient manqué de surveillance ;
Et, désertant leur camp sur la rive embusqué,
Dans le gouffre écumeux n’avaient rien remarqué.
Les braves voyageurs étaient sauvés. Sans doute
Que le pauvre Cadieux, égaré sous la voûte
Des bois épais, longtemps dut errer au hasard,
De ravins en ravins traqué comme un renard ;
Et sans doute qu’aussi, de dévoûment prodigue,
Bien qu’épuisé de faim, de soif et de fatigue,
Longtemps, à la façon de nos rudes chasseurs,
Il avait harcelé ses lâches agresseurs,
Qui de dépit enfin battirent en retraite ;
Toujours est-il qu’un jour l’héroïque interprète,
Abandonné de tous, sans espoir désormais,
S’arrêta. Que fit-il ? On ne le sut jamais ;
On le devine. Après une longue semaine,
Ses anciens compagnons que le devoir ramène
Remontaient le portage, apportant des secours.
Ils battirent les bois durant quatre ou cinq jours ;
Et, fatigués enfin de recherche impuissante,
Ils allaient, l’âme en deuil, reprendre la descente,
Lorsque, sous un abri d’épaisse frondaison,
Une croix de bois brut qui sortait du gazon
Attira leurs regards. C’était dans ce lieu même.

Les chercheurs, à l’aspect de ce funèbre emblème,
Accoutumés à tout, ne furent pas surpris ;
Dans leur mâle douleur ils avaient tout compris.

Ils s’approchèrent. Là, dans une fosse ouverte,
De quelques branches d’arbre à demi recouverte,
Un cadavre gisait, à peine refroidi.
C’était Cadieux ; son front par la mort alourdi
Gardait comme un reflet de l’oraison suprême.
Dans sa main décharnée un rustique poème,
Que, sans doute déjà couché dans son tombeau,
Le doux martyr avait écrit sur un lambeau
D’écorce, reposait sur sa poitrine éteinte.
C’était son chant de mort et sa dernière plainte.

Ici se termina le récit de José.

Le lendemain matin, alerte, et reposé
Par une nuit d’été fraîche et réconfortante,
Pendant qu’on déjeunait et qu’on pliait la tente,
J’allai, l’émotion dans l’âme et le front nu,
Saluer le tombeau du héros inconnu.

Cinq minutes après, nous dansions dans la vague ;
Et, sur son aviron penché, le regard vague,
Notre guide, aux échos du matin radieux,
À tue-tête chantait la Complainte à Cadieux.

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