Poème 'Hemrick, le Veuf' de Léon DIERX dans 'Poèmes et poésies'

Hemrick, le Veuf

Léon DIERX
Recueil : "Poèmes et poésies"

I

Un amas orageux charge les horizons
Des gorges de Carnac aux sauvages gazons ;
Aux vieux troncs crevassés de profondes gerçures ;
Aux grands dolmens rangés dans la brume, tout droits ;
Aux flaques rougissant sur les bords par endroits,
Où, comme un assassin couvert d’éclaboussures,
Avant de disparaître au revers du plateau,
Le soleil vient laver sa face et son manteau.

Un grondement lointain comme un signal s’approche.
Et de l’est assombri, par bonds, de roche en roche,
Sur le sol où se traîne un reflet en lambeaux,
La voix plus menaçante après un court silence,
Le souffle bref, la nuit se déploie et s’élance,
Pleine d’éclairs subits qu’on croirait des flambeaux
Allumés à la hâte, éteints à l’improviste,
Promenés par des bras tendus vers une piste.

Par les âpres sentiers qui tournent dans le val,
Laissant à chaque pas trébucher son cheval,
Hemrick, le veuf, encor ferme et haut sur la selle,
Pâle, et les yeux là-bas fixés sur l’occident,
Regagne sans valet sa demeure ; et pendant
Que tout près d’éclater l’orage s’amoncelle
Sur sa tête, il écoute en lui, profondément,
Retentir les échos d’un vaste ébranlement.

Car dans son âme, ainsi qu’un mineur dans la mine
Entre d’étroits couloirs rampe, creuse et chemine,
Et depuis très longtemps, la lampe sourde au poing
Ou le pic dur levé, se dévoue à sa tâche,
S’acharne sur le roc, frappe, écarte et détache
Quelque bloc descellé qu’on ne remplace point,
Dans son âme dardant des lumières livides,
Un soupçon a creusé de lamentables vides.

Ah ! Que de jours maudits et que de nuits bien plus
Maudites l’ont étreint dans un flux et reflux
De doutes, de stupeurs, de luttes, d’agonies,
Depuis le premier coup mystérieux porté
Dans sa douleur pieuse et dans sa loyauté !
Depuis que, pour blêmir au glas des insomnies,
Il suivait l’invisible et fatal promeneur
Sapant tout ce qui fut sa gloire et son bonheur !

Sa confiance était comme un sol granitique
Où ses pensers, hautains ainsi qu’un bois antique,
Pleins d’une sève auguste, et les rameaux unis,
En défiant l’acier des haches assassines,
Puissamment agrafés, enfonçaient leurs racines ;
Visités par la mort, et désormais sans nids ;
Saignant de tous côtés comme des troncs d’érables ;
Tristes, mais beaux toujours, brisés, mais vénérables.

L’odieux travailleur aux efforts grandissants
Avait si bien repris son œuvre en tous les sens ;
Il avait tant rongé, tant fouillé sans relâche
Les précieux filons du trésor souterrain ;
Tant perforé la voûte avec son bec d’airain ;
Tant crié vers le jour d’une voix rauque et lâche,
Que le jour s’était fait dans un énorme puits,
Et que tout un passé s’abîmait sans appuis.

Avec un grand fracas de ramures penchées
Qui s’effondrent, froissant leurs feuilles desséchées,
Tout croulait à la fois dans l’espace béant,
Et l’honneur, et l’amour, et l’amitié, — chimères !
Tout, tout, jusqu’à l’espoir des vindictes amères,
Tout avait disparu dans l’antre du néant ;
Et la foudre pouvait choisir Hemrick pour cible :
Il n’était déjà plus qu’un sépulcre insensible.

II

Partout où se croisant pour les muets combats
Les regards dans les cœurs se plongent ici-bas ;
Dans tous les temps, sous tout climat, sur tout rivage,
C’est la loi qu’à son tour, éperdu, terrassé
Par le voluptueux désir qui l’a blessé,
L’orgueil d’un front viril, enivré d’esclavage,
S’est laissé choir aux pieds d’une fille aux beaux yeux
Qui l’écrase en jouant, sphinx alerte et joyeux.

Ais si jamais amour fut l’aurore d’un songe
Immortel, un serment sembla moins un mensonge ;
Si jamais un regard, un sourire, une voix,
Furent clarté, reflet divin, son angélique ;
Si jamais, comme au fond d’un temple une relique,
Une vierge adorée eut un riche pavois,
Ce furent ton amour, ton serment, ton visage,
Ce fut toi, Myriann, idole au faux présage !

Et de tous ceux enfin domptés par le tourment
Qui fait d’un homme libre un misérable amant,
Tel qu’un vaincu qui tombe à genoux sans cuirasse,
Lui-même devant tous prompt à se désarmer,
De ceux-là dont le mal est de croire et d’aimer,
Qui donc, portant plus haut la fierté de sa race,
L’humilia plus bas que Hemrick, devant toi,
Myriann ! Plus docile et courbé sous ta loi ?

Lui, le breton épris des hasards, dont l’épée
Sans cesse étincelait à quelque œuvre occupée ;
Lui, l’altier successeur d’aïeux vindicatifs,
Qui méprisait l’amour et haïssait les chaînes,
On le vit, oubliant sa superbe et ses haines,
N’avoir d’autres soucis que tes désirs furtifs,
Que l’ombre de ton front chassée, ou d’autre ivresse
Que de faire à ta vie un rempart de tendresse !

Dix ans, tu lui souris, sans que ta douce main,
Comme pour lui cacher l’anneau d’or de l’hymen,
Ait une fois tremblé de crainte dans la sienne !
Sans qu’à ta lèvre rose ou qu’à ta joue en fleur
Résidât le silence ou courût la pâleur
D’un remords né la veille ou d’une faute ancienne ;
Et les lacs bleus des bois entre les joncs luisants
Sont moins clairs que tes yeux ne furent clairs, dix ans !

Et quelle âme, elle-même à ce point avilie,
À ce point se traînant dans l’écume et la lie
Des mystères impurs de ce monde pervers,
Aurait pu, même une heure, un seul instant jalouse,
Pour y lire les mots qu’enfouit une épouse,
Regarder par delà ton front lisse, à travers
Le limpide cristal de ton amour, ô femme !
Sans reculer bien vite et se sentir infâme ?

Loin des villes, d’ailleurs, hérissant ses trois tours,
Le manoir de Hemrick, ancien nid de vautours,
Avait le vieux renom de se fermer aux fêtes ;
Et tous deux, le front ceint de rayons, coutumiers
De solitude et d’ombre, et de paix, vous aimiez,
Couple heureux, à sentir vos âmes satisfaites,
Au murmure tranquille et sacré des forêts,
Se confondre au réveil des calices plus frais.

Mais non, Hemrick ! Ton âme ardente était de celles
Où le même foyer fait deux parts d’étincelles,
Qui brûlantes d’amour, sont chaudes d’amitié ;
Ton âme était le champ dont le sillon immense
Pour les doubles moissons se trace et s’ensemence ;
Et chaque jour ainsi tu donnais la moitié
De toi-même à l’ami loyal, au frère d’armes,
Mort aussi, pour rouvrir la source de tes larmes !

Ô morts ! Couchés là-bas sous le plomb bien scellé,
Dans votre lit bien clos, sans serrure t sans clé,
Dormez l’un après l’autre à la garde des anges,
Complices embaumés d’un fraternel regret !
Car avec vous descend dans la fosse un secret
Dont les vers vont nourrir leurs discrètes phalanges ;
Et celui qui là-haut n’en avait rien compris
N’en connaîtra jamais l’inexigible prix.

Lui, survit, foudroyé par deux fois, solitaire,
Inerte, inconsolable ; et toujours vers la terre,
Du matin morne au soir lugubre, l’oeil baissé,
Il reprend le chemin du cher pèlerinage ;
Et sa double douleur augmente avec son âge ;
Et vos traits qu’il évoque émergent du passé
Plus glorieux, plus beaux, plus purs, ineffaçables,
Ô morts ! Qu’il a lui-même étendus sous les sables !

Morts bénis, allongeant vos membres décharnés !
Si pour la trahison vous êtes jadis nés,
Vous avez savamment vécu la tête haute ;
Et n’ayant point monté les cavales sans mors
Des passions sans crainte et sans pudeur, ô morts !
Ayant vaincu la vie, oubliez votre faute,
Confiants tous les deux, abrités, n’est-ce pas ?
Dans l’ombre impénétrable et lourde du trépas !

Hemrick ! C’est trop longtemps te complaire au supplice
Des pleurs sur les tombeaux, du blasphème qui plisse
Ton front qu’un orgueilleux bonheur avait sculpté !
Viens ! Penche-toi ; souris vers la blonde auréole
De ce frêle orphelin qui t’implore, symbole
De l’amour renaissant de sa fragilité,
Consolateur suprême, adorable héritage,
Où ton désir s’obstine à revoir une image !

Mais il marche, l’enfant qui jouait au berceau
Quand la mère en tes bras se roidit, sous le sceau
De la mort étendant sa main séparatrice ;
Et tu cherches toujours, d’un regard jamais las,
Dans son jeune regard l’ancien azur, hélas !
Chaque jour, ravivant ta large cicatrice,
Tu cherches sur sa lèvre un écho d’autrefois,
Tu tressailles d’entendre, hélas ! Une autre voix !

Hélas ! Ceux qui sont nés sous de sombres auspices
Ne se rendront jamais les étoiles propices !
Et pour toi l’avenir a de plus durs arrêts ;
Et tu la fermeras, ta bouche palpitante
Dans la longue prière et l’inféconde attente !
Car il était écrit que tu ne vieillirais,
Père aux espoirs frustrés, aux caresses déçues,
Que pour le choc plus fort des célestes massues !

Il grandit ; et voilà que déjà dans ses jeux
S’allume en son oeil fixe un éclair courageux ;
Que sa fierté s’essaie à des accents plus mâles ;
Et, tout à coup, plus prompt que la flèche qui part,
Le reflet d’un visage, un jour, de part en part,
A traversé ta moelle et figé tes chairs pâles,
Frémissantes, après, d’avoir bien entendu
Le son d’une autre voix dont le souffle est perdu !

Tu pâlis, tu frémis par instinct ; tout ton être,
Au bord d’un précipice insondable, peut-être
A tremblé d’accueillir l’affreux pressentiment ;
Mais pour chasser bien loin cette pensée obscure,
Basse comme un affront fait à la sépulture
D’un ami pour jamais sans voix, fébrilement,
Sans qu’il lui fût permis de germer ni d’éclore,
Tu l’arrachas, confuse à tes tempes encore !

Va ! Tu la rejetais de tes tempes en vain !
Car il est entre tous un infernal levain
De martyres sans nom, sans pitié ni remède,
Un philtre qui bouillonne et dévore les cœurs,
Surpassant le venin des terribles liqueurs
Que la hutte sauvage en avare possède ;
Et, pour empoisonner un homme, un seul instant
Lui suffit, et c’est trop d’un symptôme flottant.

Tu t’indignes en vain ; en vain tu te récries
Et demandes pardon à leurs cendres chéries !
Car un appel de jour en jour plus triomphant
T’attire et te retourne anxieux, et te cloue,
Muet, tordu d’angoisse et la glace à la joue,
éloigné de ton fils, du fatidique enfant
De la morte, et te force à saisir au passage
On ne sait quel vivace et plus sûr témoignage !

Est-ce bien là ton fils, l’innocent qui grandit
Dans tes salles ? Celui que toi, père maudit,
Tu contemples, hagard de voir que dans son geste
Se trace d’heure en heure un vivant souvenir,
Que sur sa lèvre un pli connu va revenir,
Que le feu d’un regard inoubliable reste
Sous son front, et qu’enfin, dans l’étrange héritier,
Un mort semble vouloir revivre tout entier !

Loyal, certe, et fidèle, et brave, et magnanime,
Soit parmi les clameurs du combat qu’il ranime,
Soit pacifique, au seuil de l’hôte hospitalier,
Serein, et la main ferme entre ta main qu’il serre,
Jeune et beau, fort et doux, et pour chacun sincère,
Il l’était autrefois, avant de sommeiller
Sous les cyprès aussi, là-bas, rigide et grave,
Loué par l’épitaphe où a douleur se grave !

S’ils souffrent en damnés, les jaloux, quel que fût
L’indice qui les tient embusqués à l’affût ;
Tous ceux qui de cléments deviennent sanguinaires,
Pareils aux sectateurs des molochs altérés,
Aux tigres bondissants hors des épais fourrés,
Que souffrent-ils donc, ceux qui, pleins de sourds tonnerres,
Affamés de carnage et masquant leur flambeau,
heurtent leurs poings crispés aux pierres d’un tombeau !

Ah ! Crispés sont tes poings ! Et sous ton crâne chauve
Effrayants sont tes yeux dans leur cavité fauve,
Chaque fois qu’éperdu de ton lâche dessein,
Compulsant ta mémoire aux fidèles archives,
Suscitant un par un dans tes marches pensives
Les fantômes du mort, du compagnon serein,
Tu les vois s 4 ajuster sur le fils qui t’embrasse !
Et t’apparaître tous incarnés dans ta race !

Sous ton toit qu’ont quitté tes anciens serviteurs,
Où tu dardes, blanchi, tes yeux inquisiteurs,
Elle éclate à la fin, l’atroce ressemblance
Dont mille fois, la nuit, comme un vil espion,
Tu surpris, lampe en main, la lente éclosion,
Labourant sous tes doigts ta poitrine en silence,
Pour ne pas réveiller l’inconscient témoin
D’un crime enseveli sous les ombres au loin !

Elle éclate à la fin, et t’obsède et te brave,
En ce jeune homme fier, et magnanime, et brave,
Et loyal, et sincère, à qui tu n’accordas
Depuis longtemps déjà qu’un amour fait de haine ;
Et s’il parle, ton sang bout et gonfle ta veine ;
Et s’il veut t’embrasser, tu crois revoir Judas ;
Et dès qu’il te sourit, tu dresses vers les tombes
Un bras impatient de doubles hécatombes !

Vastes ou non, polis ou froids, bleus, gris ou noirs,
Si les yeux contemplés sont vraiment des miroirs,
C’est que seul il s’y voit, celui qui les regarde ;
Et dans ceux de l’épouse et dans ceux de l’ami
Si jamais tu n’as vu le reptile ennemi,
C’est qu’autour de ton âme il faisait bonne garde,
L’ange qu’à sa défense avait placé l’orgueil,
Et que nul sifflement n’en franchissait le seuil.

Dans la coupe où jadis débordait l’ambroisie,
Tu le sais, à présent, combien l’hypocrisie,
Sans défaillir peut-être et dès les premiers jours,
Savait mêler pour toi l’invisible ciguë ;
Et combien peut la honte être aisément vaincue,
Et le plus long mensonge être sans remords lourds,
Et l’étreinte dernière être encor calculée,
Pour ceux-là dont l’extase était l’heure volée !

Et cependant, — telle est notre nature, tel
Son besoin d’une idole et son besoin d’autel, —
Malgré la ressemblance où ta stupeur s’abreuve,
Tu te reprends quand même à douter par moment,
A t’écrier parfois dans ta ferveur : « Il ment !
Le jeune homme pervers, l’accusateur sans preuve,
Le fils dénaturé qui souille à lui tout seul
Sa mère au front sans tache à travers un linceul ! »

Mais quand alors, ainsi qu’un justicier farouche,
La narine renflée, et l’écume à la bouche,
Prêt à bondir devant ce jeune homme étonné,
Et ton choix déjà fait sur quelque panoplie,
Tu ramènes ton bras avant l’œuvre accomplie,
Qui pourrait lire au fond de l’élan refréné,
Si c’est l’accusateur de la morte, ou lui-même,
L’autre mort, que tu veux frapper dans son emblème !

La preuve irrécusable, elle est là, devant toi !
Celle qui déserta ton honneur et sa foi,
Aurait-elle avoué sa faute et sa traîtrise
Au prêtre murmurant son bréviaire banal ;
Ce prêtre, sans respect pour le saint tribunal,
T’aurait-il tout redit par peur ou par surprise,
Ah ! De quel poids nouveau pèseraient ses aveux,
Et quel frisson plus grand courrait dans tes cheveux ?

Des témoins ? Il en est qu’on menace ou soudoie !
Un imposteur, afin que bien mieux on le croie,
Peut dans un coffret d’or habilement caché
Flétrir sur le vélin la plus chaste mémoire,
Et trouver le moment, le mur creux ou l’armoire ;
Au spectre qu’en sa couche un remords a touché
Et qui parle aux vivants d’une œuvre expiatoire,
On peut crier : je rêve une impossible histoire !

Mais lui, le propre fruit du ténébreux forfait,
Bien plus haut mille fois que jamais n’eussent fait
Témoin, coffre qu’on brise, éphémère statue,
Ce revenant réel, fait de chair et de sang,
Nuit et jour il raconte un amour si puissant,
Que l’amant dans sa forme en lui se perpétue
Et témoigne, et t’accable, et t’insulte, et se rit
Du vertige où tournoie et sombre ton esprit.

Oui, c’était bien le fils du compagnon coupable,
C’était le compagnon lui-même – horreur palpable ! -
Qui s’était devant toi redressé, trait pour trait,
Comme un ressuscité qu’a rajeuni la bière,
Ce matin-là, debout, calme dans la lumière,
Cynique dans son crime au châtiment soustrait !
Et pour ne pas céder aux démences soudaines,
Tu t’es enfui livide, au hasard, par les plaines.

Tout le jour, à travers landes, vallons et bois,
Plein de larmes, ainsi qu’un vieux cerf aux abois,
Poursuivi par la meute ardente et découplée
Des jours heureux chantant dans ton long désespoir,
La soif inextinguible au gosier, jusqu’au soir,
À travers la campagne ironique et peuplée
De visions d’amants qui rapprochent leurs fronts,
Tu passas, tu rougis tes fiévreux éperons !

— Vengeance ! Cri féroce et stupide espérance,
Qui dans l’affolement d’une horrible souffrance
Sors partout et toujours d’un cœur d’homme jaloux !
A quel rêve jamais as-tu rendu la vie ?
Et qui donc, ta rancune une fois assouvie,
Dans un sein ruisselant toujours par mille trous
N’enfonce point encor ses dix ongles avides,
Conseillère sanglante aux promesses perfides ?

Tout le jour, dans ses yeux au brouillard épaissi,
Dans sa cervelle en proie aux griffes sans merci,
Tu t’élanças du fond des soupirs et des râles ;
Tu rugis dans sa voix qui frappa sans repos
Au loin sur la nature en paix et sans échos,
Vengeance ! Toi qu’on montre aux murs des cathédrales,
Inutile transport des hommes furieux !
Divine volupté, qui mens, comme les dieux !

Ils dorment tous les deux, là-bas, au cimetière !
Pour la noble victime et pour sa soif entière
Ils n’ont plus de frayeur, ni de sang, ni de chairs !
Et l’outragé ne peut que reboire sa honte !
Et quand un flot de pourpre à sa face remonte,
Il doit laisser tomber son poignard sans éclairs,
Et laisser faire à Dieu, qui pèse, compte et juge,
Et contre qui les morts n’auront pas de refuge !

S’ils étaient là, tout près, les voleurs de son nom,
Les bourreaux souriants, que ferait-il ? Sinon
Les écraser ensemble et d’un seul coup, sur l’heure,
Ainsi que deux serpents sur le bord du chemin.
Que pourrait-il de plus demander à sa main,
Que de fermer leurs yeux où la lâcheté pleure
Avec la grande nuit qui déjà les a faits,
Peut-être pour toujours, unis et satisfaits ?

Mais qu’importe qu’un couple épié prie et meure,
Si l’angoisse pour l’autre est pareille, et demeure
A jamais, si l’amour trahi hurle à jamais !
Voilà pourquoi, murée en sa rage impuissante,
L’âme du veuf, au soir, errait, morne passante,
Irréparablement déserte désormais,
Sans rien voir, sans entendre autour d’elle autre chose
Que son effondrement dans la nuit vaste et close.

III

Et l’orage est prochain sur tous les horizons
Des gorges de Carnac aux sauvages gazons ;
Aux vieux troncs caverneux se montrant leurs blessures ;
Aux grands dolmens rangés dans la brume, tout droits ;
Aux flaques de sang vif qui fume par endroits,
Où, comme un assassin couvert d’éclaboussures,
Le soleil, au sortir du tragique plateau,
Jette derrière lui son criminel manteau.

Semblables à des bras tendus, pleins de colère,
Rétrécissant leur vol rapide et circulaire,
Des nuages armés de feux, très bas et noirs,
Accourent ; de partout la foudre furibonde
éclate et rebondit de seconde en seconde ;
Et la nuit violente ouvrant ses réservoirs,
Verse avec tous les bruits convulsifs des tempêtes
La terreur aux bergers et la folie aux bêtes.

Et comme un endormi flagellé tout à coup,
Hemrick sur l’étrier se releva debout,
Blafard, la droite haute, et le buste en arrière ;
Et tandis qu’emporté par son vieil étalon,
Il passait, l’oeil sanglant, à travers un vallon
Qu’étoilaient, sous le ciel fendu, des croix de pierre,
Un sanglot surhumain, un cri désespéré,
Vers les morts s’exhala de son cœur déchiré :

« Non ! Malgré les six pieds de terre sur vos restes,
Malgré vos ossements en poudre, ô morts funestes !
Cria-t-il ; dût ma voix implacable, plus haut
Que le tonnerre, ici rouler sans fin ! Dussé-je
User à votre porte un poignet sacrilège,
Vous ne dormirez point ce soir, traîtres ! Il faut
Que vous vous réveilliez ! Il faut que vos oreilles
S’emplissent pour toujours de l’horreur de mes veilles !

« Ah ! Vous ne dormez pas ! Et le long des cyprès,
Vos corps inassouvis approchés de plus près,
Comme ils m’apparaissaient dans mes lentes tortures
Errent au souvenir des printemps amoureux ;
Et cette nuit terrible est sans effroi pour eux ;
Et vous trompez aussi l’ange des sépultures !
Enlacés dans la pluie et la foudre et les vents,
Insensibles tous deux aux douleurs des vivants !

« Vous flottez devant moi, plus loin, lâches fantômes !
Amants parés de fleurs aux sinistres arômes !
Et pendant qu’à leur seuil d’herbe épaisse ou d’airain,
Sur les dalles qu’un pas insolite a heurtées,
Mille formes de morts se lèvent irritées ;
Pendant qu’il vous poursuit, cet étalon sans frein,
Et que mon bras pour vous anéantir se dresse,
Vous ne daignez rien voir que votre propre ivresse !

« Eh ! Bien ! Puisque la vie enferme ma fureur,
Cette pointe impuissante entrera dans mon cœur !
Et que tout mon enfer s’éteigne, ou bien consume
Mon âme libre aussi de ses liens charnels ;
Et que je sache enfin si les affreux appels
Des jaloux se tairont dans le sommeil posthume ;
Si vous m’échapperez toujours ! Et si jamais
Tu ne m’aimeras plus, Myriann, que j’aimais ! »

— Et comme un bloc, Hemrick roula hors de la selle,
Une plaie à grands flots ruisselant sous l’aisselle,
Au bas d’un mausolée où son blason paraît ;
Et la porte de bronze a dans la nuit fatale
Retenti sous son poing d’une voix sépulcrale ;
Et le vieil étalon brusquement en arrêt,
Frappa d’un dur sabot sur le marbre sonore,
Blanc d’écume, le cou tendu, jusqu’à l’aurore !

Poème préféré des membres

Aucun membre n'a ajouté ce poème parmi ses favoris.

Commentaires

Aucun commentaire

Rédiger un commentaire

Léon DIERX

Portait de Léon DIERX

Léon Dierx, né à Saint-Denis de La Réunion le 31 mars 1838 et mort à Paris le 12 juin 1912, est un poète parnassien et peintre académique français. Léon Dierx naît dans la villa de Saint-Denis aujourd’hui appelée villa Déramond-Barre, que son grand-père a rachetée en 1830. Il y vit jusqu’en 1860, année de son... [Lire la suite]

© 2024 Un Jour Un Poème - Tous droits réservés
UnJourUnPoeme sur Facebook UnJourUnPoeme sur Twitter RSS