Poème 'La Chanson de Mâhall' de Léon DIERX dans 'Les Lèvres closes'

La Chanson de Mâhall

Léon DIERX
Recueil : "Les Lèvres closes"

C’est un soir calme ; un souffle aux aromes subtils
Vanne de fleurs en fleurs, et du parc aux collines,
Le pollen qu’il dépose aux pointes des pistils ;
Un soir d’été serein, aux étoiles câlines.
La lune magnétique arrose les halliers ;
Et dans l’herbe, pareils à deux grands boucliers
Chus d’un duel gigantesque en preuve pour l’histoire,
Dorment deux lacs jaloux, d’acier blanc criblé d’or.
À la tour du château s’éclaire l’oratoire
De Gemma. – Par accès, le long du corridor,
Comme l’appel lointain d’un blessé qu’on emporte,
Se répète un soupir traînant de porte en porte.
Hors la fenêtre rouge aux deux barres en croix,
Tout reste abandonné dans l’antique demeure ;
Hors la plainte du vent, rien n’élève la voix.
C’est qu’une femme est là, qui souffre, prie, et pleure !

Sur d’étroites cloisons pèse le dôme obscur ;
Mais un haut lampadaire est dressé près du mur,
Et vers un portrait d’homme au noir sourcil projette
Les tremblantes lueurs d’une lampe d’argent.
L’âme du mort revit sur l’image inquiète,
Sans cesse du front blême aux lèvres voltigeant.
Au dossier blasonné de sa chaise ducale,
Croisant les doigts, se tient Gemma, muette et pâle,
Immobile, debout, jeune et belle, en grand deuil.
Son bras luit à travers le crêpe qui le voile ;
Et l’on voit un foyer de tristesse et d’orgueil
En ses yeux maintenus fixement vers la toile.

Dans son cadre d’ébène un très large miroir
Réfléchit le portrait de l’homme au sourcil noir,
La veuve comme un spectre, et les sombres tentures
Qui viennent s’écraser partout sur le tapis ;
Des filets de lumière alternent aux sculptures.
Assise à la fenêtre et les sens assoupis,
Une vieille marmonne entre ses dents branlantes
Des mots qui troublent seuls le vol des heures lentes.
Tout au fond saigne un christ d’ivoire, et devant lui
Repose un beau missel incrusté d’armoiries,
Sur le prie-Dieu de chêne, auprès de son étui.
Un mystère s’amasse au bas des draperies.
Et, tout à coup, crispant ses deux mains sur son cœur
Où bouillonnait le flot grossi de sa douleur,
Gemma se tord, la tête et le buste en arrière.
Elle arrache ses yeux, à la longue taris,
De ce regard jamais éteint sous la paupière,
Et, la gorge entr’ouverte à d’impossibles cris,
Marche en se roidissant dans la chambre, suivie
Par ce regard dardé du fond d’une autre vie.

Elle s’arrête enfin, sans geste, à l’angle clair
De la creuse embrasure où, dans l’ombre baignée,
La vieille à l’autre coin chante sur un vieux air,
Et près de son rouet s’endort, lasse araignée.
Tout le passé renaît en Gemma, jours par jours ;
Et flottant sur le parc au hasard des détours,
La transporte et la roule ainsi dans son supplice :
« Ciel tranquille ! Ciel vaste et profond ! Dont la paix
Semble s’éterniser sous les nappes d’eau lisse,
Et lointaine descend dans les taillis épais !
Regard multiplié des nuits, qui nous surveilles !
Où sont-ils, ces matins aux si fraîches merveilles,
Que, comme vous limpide et pure, j’ai vécus !
Où le métal uni de mes jeunes prunelles
À sa clarté brisait tous les désirs aigus !
Où j’allais promenant mes candeurs fraternelles
Dans le vert paradis des bois pleins de soleil ;
Où nul visage encor ne hantait mon sommeil !
Ah ! Tu gisais inerte en mon sein, comme un lâche,
Mon cœur ! Rien ne pouvait t’émouvoir ! Un vautour,
De son bec implacable, aujourd’hui, sans relâche,
En te criant : « Trop tard ! » te déchire à ton tour ! »
Et tandis que Gemma, d’une étreinte qui broie,
Tourmente sa poitrine au repentir en proie,
La vieille chante, ainsi qu’en un rêve, tout bas :

« La pluie aux grains froids là-haut tombe à verse.
Mon cher enfant dort, et moi je le berce,
Dans son berceau fait de chêne et de plomb.
J’entends un bruit sec qui gratte et qui perce.
Tu dors, mon enfant, d’un sommeil bien long !
- Mon enfant s’agite en ses draps de plomb.
« Un lourd cauchemar, mon enfant, t’agite.
Ton berceau de chêne est un mauvais gîte.
- Mon âme est partie, et vide est mon corps ! … »

Gemma sait que Mâhall est une pauvre folle
Qui l’aime, voilà tout, mais qu’on ne comprend pas.
Le malheur, dont blêmit sur son front l’auréole
Sinistre, la rend sourde aux vains mots. -elle entend
Son remords qui plus haut gronde, lui répétant :
« Trop tard ! Il est trop tard ! Rappelle-toi ! Déroule
Ce chapelet maudit de tes loisirs ingrats,
Quand les appels vers toi se succédaient en foule,
Quand sous tes seins, figés alors entre tes bras,
S’élargissait un vide aux voûtes taciturnes ;
Quand plaintes et parfums, débordant de leurs urnes,
Ne faisaient rien vibrer en toi, n’embaumaient rien !
À jamais à présent dans la nuit vengeresse,
Dans l’oubli de ta forme et du martyre ancien,
Il dort. Nul souvenir assidu ne l’oppresse.
Il a tout rejeté de la vie ; il est mort !
Eh bien ! Apprends l’amour ! Sous la dent qui te mord,
Regarde ruisseler tes pleurs expiatoires !
Vierge, tu souriais aux fièvres de l’amant ;
Fière de ta beauté, n’ayant pas d’autres gloires,
Tu ne savais répondre à l’ardeur d’un serment.
Mais femme, ta beauté de marbre encor s’est tue ;
Et tu ne sentais pas à tes pieds de statue
Retomber la prière et se fendre le cœur
De l’époux dont tu fus la cruelle pensée ;
Voilà que son image a vaincu ta torpeur,
Et qu’à son souvenir tu l’aimas, insensée ! »
Elle songe. En dormant Mâhall chante tout bas :

« Un lourd cauchemar, mon enfant, t’agite.
Ton berceau de chêne est un mauvais gîte.
- Depuis que mon âme a laissé mon corps,
Comme un vieux logis que le vent visite,
J’appartiens entière aux âmes des morts ;
Mon enfant, ton âme agite mon corps.
« Dans l’oeil des enfants lisent leurs nourrices.
Les morts ont aussi parfois leurs caprices. »

- Lorsque chante Mâhall on ne l’écoute pas.
Gemma songe. « Bonheur, plaisir, joie, espérance !
Quand l’angoisse nous tient et nous courbe impuissants,
Ces mots qu’on récusait sous leur vague apparence
Dans leur immensité sont tous éblouissants !
Oui, le regret, bien plus que l’espoir, aux musiques
Divines sait mêler des visions magiques !
Certe, il m’aimait jadis d’un amour effréné,
Usant sur moi l’effort des facultés mortelles,
L’homme qui vers l’espace aveugle s’est tourné,
Consumé par l’attente au froid de mes prunelles.
Si je n’ai rien compris alors, ni cet amour,
Ni ce vivace espoir de m’animer un jour,
Ni cette volonté, ni sa morne agonie,
D’où vient qu’à peine seul, mon cœur s’est éveillé,
Lentement, par degrés, de sa longue atonie ?
D’où vient qu’en mon désert un calice a brillé ?
Que l’idole aussitôt s’est changée en victime,
Et lit profondément dans l’infini sublime
De ce culte perdu qui l’embrase aujourd’hui ? »
Et Gemma vers la chambre où le portrait l’attire
Se retourne, et revient s’arrêter devant lui.
Sur ses noirs vêtements pendent ses bras de cire.
- Mâhall reprend son rêve et sa chanson tout bas :

« Dans l’oeil des enfants lisent leurs nourrices.
Les morts ont aussi parfois leurs caprices.
Lorsque tu souffrais, je sais une fleur
Que je te donnais pour que tu guérisses ;
Son baiser rendait ton sommeil meilleur.
- Mon enfant demande une étrange fleur !
« Il sait des secrets plus vieux que la tombe !
- La pluie aux grains froids sur mes membres tombe… »

Les yeux sur le portrait, Gemma ne l’entend pas ;
Son corps est immobile et sa lèvre est muette,
Mais sa détresse ainsi toujours gonfle son sein :
- « Ah ! Dans ces yeux ouverts une âme se reflète !
Et j’y vois clairement tourbillonner l’essaim
Des vœux et des mépris qui maintenant me rongent !
Tyranniques regards ! Comme en les miens ils plongent !
Beaucoup plus haut en moi que les yeux d’un vivant,
Ils parlent nuit et jour et m’ont enfin soumise ;
Et j’y revois au jeu d’un reflet décevant
Tous les édens murés de la terre promise !
Mais les inassouvis s’endorment-ils jamais ?
Leur donnes-tu l’oubli, toi qui nous le promets,
Ô mort ? – Lui, voudra-t-il m’oublier dans ta fosse ?
Il n’aimait point alors ! Seule, je sais aimer,
Moi qui sens que ta voix comme toute autre est fausse,
Et qu’à l’heure où sur moi le plomb va se fermer,
Mon amour éternel, martyrisant délice,
M’écrasera les seins de son royal cilice !
Mais non ! S’il était vrai que pour l’éternité
Rien ne survît, ô mort ! De l’humaine amertume ;
Si malgré toi là-bas il n’a rien emporté,
Qui donc met dans ses yeux comme un appel posthume ? »
Et Gemma se rapproche et touche le portrait,
Dont une clarté douce anime chaque trait
Et la bouche qui luit plus pourpre et semble humide.
- Mâhall sur l’escabeau recommence tout bas :
« Il sait des secrets plus vieux que la tombe !
- La pluie aux grains froids sur mes membres tombe.
Oh ! Rouge est la fleur ! Mortel son poison !
Pourquoi la veut-il ? Pour quelle hécatombe ?
Moi, dans la forêt, je cours sans raison ! …
Un mort veut baiser, ô fleur ! Ton poison !
« Hier, j’ai frotté de poison sa bouche.
Dans son cadre il dort : que nul ne le touche !
- Le désir des morts dompte les vivants… »
- « Non, non ! – pense Gemma, – quelque obstiné fluide
Jaillit de ces yeux noirs qui ne me quittent pas.
La mort a des secrets plus anciens que la tombe !
L’éclat qui m’enveloppe et sous qui je succombe,
Quel peintre aurait donc su le fixer dans ces yeux ?
Non ! N’est-ce pas plutôt qu’un être toujours triste
Me poursuit par delà son exil soucieux ?
Qu’un amour idéal auquel rien ne résiste
Triomphe enfin après que les sens sont glacés ?
Ah ! S’il en est ainsi, chère ombre ! C’est assez !
Cesse de t’agiter ! Ou vengeance ou victoire,
Vois, je t’aime aujourd’hui plus que tu ne m’aimais !
Apaise-toi ! Tu peux me sourire et me croire !
Plus que ne fit le tien, mon cœur saigne à jamais ;
Et j’expie ! Et j’attends l’heure du dernier râle,
Où je m’envolerai vers ta poitrine pâle,
Plus riche de baisers et de larmes de sang,
Que toi du désespoir de tes élans stériles ! »
- Une flamme qui tremble et qui va faiblissant
Fait courir sur les murs les ombres plus fébriles ;
Et la vieille Mâhall chante encore tout bas :

« A travers un cadre il tendait la bouche.
J’ai frotté la fleur. Que nul ne le touche !
- Le désir des morts dompte les vivants.
Dans mon vieux corps vide et qui branle aux vents,
Les âmes des morts veillent les vivants !
- Ainsi qu’un portrait, dans un cadre il couche ! »

Gemma vers le tableau n’a plus à faire un pas :

Elle se penche et joint sa lèvre chaude à celle
Du portrait, qui lui semble avoir alors souri ;
Puis recule, frissonne un court moment, chancelle,
Et tombe empoisonnée, et morte, sans un cri !

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Léon DIERX

Portait de Léon DIERX

Léon Dierx, né à Saint-Denis de La Réunion le 31 mars 1838 et mort à Paris le 12 juin 1912, est un poète parnassien et peintre académique français. Léon Dierx naît dans la villa de Saint-Denis aujourd’hui appelée villa Déramond-Barre, que son grand-père a rachetée en 1830. Il y vit jusqu’en 1860, année de son... [Lire la suite]

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