Poème 'La Fleur de sang' de Théodore de BANVILLE dans 'Les exilés'

La Fleur de sang

Théodore de BANVILLE
Recueil : "Les exilés"

Enfant encore, à l’âge où sur nos fronts éclate
La beauté radieuse, un jour dans la forêt
Je vis un Dieu vêtu d’une robe écarlate.

Secouant ses cheveux que le soleil dorait,
Il me cria : Veux-tu m’adorer, vil esclave ?
Et je sentis déjà que mon cœur l’adorait.

Ses flèches, que tourmente une main forte et brave,
S’agitaient sous ses doigts ; le lourd carquois d’airain
Tremblait de son courroux et rendait un son grave.

Implacable, attachant sur moi son œil serein,
Il me cria : Veux-tu baiser, de cette bouche
Tout en fleur, ma chaussure et mon pied souverain ?

Je suis le Dieu sanglant, je suis le Dieu farouche,
L’âpre ennemi, le fier chasseur ailé, vainqueur
Des monstres, le cruel archer que rien ne touche ;

Je suis l’Amour ; veux-tu me servir, faible cœur ?
Je te ferai sentir la griffe des Chimères
Et je te verserai ma funeste liqueur.

Je prendrai les meilleurs des instants éphémères
Que doit durer ici ton corps matériel,
Et tu fuiras en vain les angoisses amères.

J’éteindrai tes beaux yeux qui reflètent le ciel,
Je flétrirai ta joue, et dans mes noirs calices
Tu trouveras un vin plus amer que du fiel.

Savoure sans repos mes atroces délices !
Car tu n’espères pas, tant que durent tes jours,
Épuiser ma colère, et lasser mes supplices.

Mes serpents font leurs nœuds dans l’abîme où tu cours,
Et pour manger ton foie au pied d’un roc infâme,
Ne vois-tu pas venir des milliers de vautours ?

Quand la lâcheté vile aura souillé ton âme,
Ton martyre hideux ne sera pas fini ;
Tu te consumeras sans éclair et sans flamme.

Toi que j’aurai cent fois quitté, cent fois banni,
Mordu par l’aiguillon de ta vieille habitude,
Tu me suivras encor, par ma froideur puni !

Tu vivras dans la haine et dans l’inquiétude
Jusqu’au jour où, brisé, tu connaîtras l’horreur
De la vieillesse affreuse et de la solitude.

Ainsi le jeune Dieu parlait, et sa fureur
Était comme les flots amers qu’un gouffre emporte,
Et moi je pâlissais de rage et de terreur.

Je tressaillais, sentant mon âme à demi morte,
Comme sous le couteau du boucher la brebis,
Quand le chasseur Amour me parla de la sorte.

Et pourtant j’admirais sa beauté, ses habits
De pourpre, que le vent harmonieux soulève,
Et surtout, ô mon cœur, ses lèvres de rubis,

Larges roses de feu, comme on en voit en rêve,
Et dont le fier carmin, d’un sourire enchanté,
Ressemble à du sang frais sur le tranchant d’un glaive.

J’égarais mes regards sur ce col indompté,
Neige pure, et tandis qu’il m’insultait encore,
Fou de honte, éperdu sous l’âcre volupté,

J’ai crié : Dieu farouche et sanglant, je t’adore.


Mars 1857.

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