Poème 'Le Cid et le Juif' de Théophile GAUTIER dans 'España'

Le Cid et le Juif

Théophile GAUTIER
Recueil : "España"

(Imité de Sepulveda)

Le Cid, ce gagneur de batailles,
Ce géant plus grand que nos tailles,
À San-Pedro de Cardena,
— Don Alphonse ainsi l’ordonna, —
Conservé par un puissant baume,
Bardé de fer, coiffé du heaume,
Repose en un riche tombeau,
Ayant pour siège un escabeau ;
Sur sa cuirasse, en nappe blanche,
Sa barbe de neige s’épanche
Avec ampleur et majesté.
Pour le défendre, à son côté
Pend Tisona, sa bonne épée,
Au sang more et chrétien trempée.
À le voir assis, quoique mort,
On dirait d’un vivant qui dort.
Depuis sept ans, dans cette pose,
De ses exploits il se repose ;
Et pour voir son corps vénéré,
Tous les ans, au jour consacré,
À San-Pedro la foule abonde.
— Une fois, que la nef profonde
Etait déserte, et qu’au saint lieu
Le Cid, resté seul avec Dieu,
Rêvait dans son tombeau sans garde,
Un juif arrive et le regarde,
Et parlant en soi-même ainsi,
Il se dit tout pensif : — « Ceci
Est le corps du Cid, du grand homme,
Du vainqueur que partout on nomme !
On m’a raconté bien souvent
Que nul n’eût osé, lui vivant,
Se risquer dans cette entreprise
De toucher à sa barbe grise.
Maintenant, il gît morne et froid ;
Son bras, qui répandait l’effroi,
La mort le désarme et l’attache :
Je vais lui toucher la moustache,
Nous verrons s’il se fâchera
Et quelle mine il nous fera ;
Le monde est loin, rien ne m’empêche
De tirer à moi cette mèche. »
— Afin d’accomplir son dessein,
Le juif sordide étend la main…
Mais, avant que la barbe sainte
Par ses doigts crochus soit atteinte,
Le noble époux de Ximena,
À plein poing prenant Tisona,
Sort du fourreau deux pieds de lame…
Le juif, l’épouvante dans l’âme,
Tombe le front sur le pavé,
Et, par les moines relevé,
Raconte l’aventure étrange ;
Puis de religion il change,
Et sous le nom de Diego Gil
Entre au couvent. — Ainsi soit-il !

San-Pedro de Cardena, 1843.

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