Poème 'Carnaval' de Théodore de BANVILLE dans 'Sonnailles et Clochettes'

Carnaval

Théodore de BANVILLE
Recueil : "Sonnailles et Clochettes"

L’autre nuit, dans la clarté blonde,
Je vis au bal de l’Opéra
Un jeune homme du meilleur monde.
Son oeil terne m’exaspéra.

Son habit, qu’en vain je m’excite
A glorifier sans remords,
Était noir comme le Cocyte
Qui roule son flot chez les morts.

Il obéissait à la règle
Et son prodigieux faux-col
Semblait vers les cieux, comme un aigle
Démesuré, prendre son vol.

Il était correct et puriste,
Uni comme le fond d’un val.
Cependant je lui dis: Quel triste
Costume, pour le carnaval!

Le bonheur est avec les masques
Et les Arlequins onduleux
Venus des pays bergamasques.
Ils sont jaunes, rouges et bleus.

Il est bon de montrer son râble
Comme troubadour abricot,
Et c’est un plaisir adorable
D’être un Pierrot de calicot.

C’est une chose excitatrice
De prendre un veston vermillon
Pour se travestir en Jocrisse
Agrémenté d’un papillon.

Comme aux époques disparues,
Pour stupéfier les badauds,
Il est bon d’être un Turc des rues
Avec un soleil dans le dos.

Dans son allégresse éternelle
Que, soûlé par des vins troublants,
Quelque divin Polichinelle
Déshonore ses cheveux blancs!

En de fabuleux amalgames,
Brûlés d’impudiques ardeurs,
On aime à voir, hommes et femmes,
Tourbillonner les débardeurs,

Et la fantaisie est complice
Pour qu’une Javotte aux seins lourds
De ses robustes flancs emplisse
Une culotte de velours.

Venu des lointaines bourgades
Comme un printemps en floraison,
Amour emporte ces brigades.
Brigadier, vous avez raison!

A bas la sagesse vieillotte.
Puisque heureusement la chair est
Faible, quand le bal papillote
Comme une affiche de Chéret!

Tel, raisonnable guitariste
Savant comme un procès-verbal,
Je parlais au jeune homme triste
Qui se promenait dans le bal.

Et je lui disais: Mince comme
Un caillou par l’onde aiguisé,
Réponds-moi, tranquille jeune homme.
Pourquoi n’es-tu pas déguisé?

Et lui, rajustant son monocle,
Me dit: Poëte qui me suis,
Je suis droit comme sur un socle.
Mais pour déguisé, je le suis.

En quoi? demande à Cidalise
Que charme ce jeu puéril:
En jeune homme qui s’analyse,
Et se regarde le nombril.

4 mars 1890.

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