Poème 'Élégie. A Monsieur de Pezé' de Théophile de VIAU dans 'Œuvres poétiques - Seconde partie'

Élégie. A Monsieur de Pezé

Théophile de VIAU
Recueil : "Œuvres poétiques - Seconde partie"

Unique confident de ma nouvelle flamme,
Toi seul que j’ai laissé lire au fond de mon âme,
Toi chez qui mon secret demeure sans danger,
Qui sais comme tu dois me plaindre et me venger,
Ecoute, je te prie, une plainte forcée
Qu’un vif ressentiment arrache à ma pensée.
Celle à qui j’ai donné mon âme à gouverner,
Fait le pis qu’elle peut afin de la damner;
Tous les jours son orgueil contre sa conscience
Par de nouveaux affronts combat ma patience.
Je ne puis plus porter la pesanteur des fers
Que j’ai depuis deux ans honteusement soufferts.
Hélas! quand ma raison remet en ma mémoire
Ce que tu me disais au rivage de Loire,
Lorsqu’avec tant d’honneur et de bon traitement
Tu voulais divertir mon mécontentement,
Je me veux repentir d’avoir été rebelle
A ton opinion quoiqu’elle fût cruelle.
Quoique ce fût m’ôter la lumière du jour,
Tu m’aurais fait plaisir de me guérir d’amour.
Si tu savais combien cela me fait de peine,
Combien cette fureur déguise une âme saine,
Combien cette mollesse enchante la vertu,
Sous quel effort l’esprit y demeure abattu,
Et comment l’honneur même y compatit encore,
Tu maudirais pour moi la beauté que j’adore,
Mais avec qui bientôt je t’oserais jurer
Vivre indifféremment au lieu de l’adorer.
Je sens que ma raison frémit de mes supplices,
Que mon affection se rend à ses malices:
Elle est insupportable en sa légèreté,
Elle a trop peu de soin et trop de liberté,
Elle voit dans mon âme et, sans ouvrir la sienne,
Elle veut posséder absolument la mienne.
Tu sais comment l’amour peut forcer quelquefois
A trahir le devoir et transgresser les lois,
Et que sans le secret de deux esprits fidèles,
Toutes les passions sont un peu criminelles,
Qu’il est bien dangereux de vivre en confident
Avec qui sans dessein nous perd en se perdant.
Caliste, sourde au bruit d’une mauvaise estime,
Cherche des vanités à publier un crime,
M’a quelquefois prié de lui donner des vers
Où tout le monde vit tous nos désirs ouverts,
De lui faire une image où cette humeur lascive,
Après nos derniers jours, parût encore vive.
Vraiment je suis heureux qu’elle m’ait contenté
Par toutes les faveurs que donne une beauté:
Ce souvenir m’en donne une si chère joie
Que mes yeux sont jaloux que personne la voie.
Même à toi qui me vois et dedans et dehors,
Je ne te l’ai point dit sans un peu de remords;
Mais puisqu’elle est d’une âme à ne pouvoir rien taire,
Envers toi ma prudence était peu nécessaire.
Puisque tout est public en cet esprit léger,
Mon secret ne servait qu’à te désobliger,
Ma patiente humeur flattait son imprudence,
Et ma discrétion trompait ta confidence.
Cher Damon, je t’adjure au nom de l’amitié
Qui nous a partagé les cœurs par la moitié,
Pardonne à mon erreur. Enfin je te confesse
Que je t’ai moins aimé jadis que ma maîtresse.
Aujourd’hui que mon cœur penche à sa guérison,
Comparant ta franchise avec ma trahison,
Ses imperfections avec ton mérite,
Je crains qu’en m’excusant mon péché ne t’irrite.
Depuis que mes regards ont découvert le jour,
Que je me suis ôté le bandeau de l’amour,
Je commence à tout voir d’un différent visage,
Je ramène mes sens à leur premier usage,
Je connais de ton cœur qu’il vaut mille fois mieux
Que l’éclat de son teint ni les traits de ses yeux.
Damon, j’ai vu depuis d’une claire apparence
Qu’en toi seul j’ai plus d’aise et d’heur et d’assurance
Que je n’en puis trouver dans ces liens honteux
Où le mal est certain et le plaisir douteux.
En la plus belle ardeur où je puis voir Caliste,
Mon âme y sent toujours quelque chose de triste,
Toujours quelque soupçon rebute mon désir
Et m’empêche d’y prendre un absolu plaisir.
Dans ces molles fureurs qui m’allaient rendre infâme,
Certains enchantements enveloppaient mon âme,
Tous mes sens égarés prenaient un autre cours,
Déjà je n’avais rien de libre en mon discours.
Ces plaisirs qu’aime tant notre commun génie,
S’étaient laissés surprendre à cette tyrannie:
Je ne goûtais plus rien qui ne me fût amer,
Tant l’esprit par le corps s’était laissé charmer.
Tu m’as vu quelquefois toute la nuit entière
Rêver profondément sans aucune matière.
N’as-tu point remarqué diminuer mes sens?
N’ai-je point fait depuis des vers plus languissants?
Crois que j’ai bien souffert, et que cette aventure
Avait si puissamment étourdi ma nature
Qu’encore un mois ou deux, à force d’endurer,
Mes pauvres sens usés ne pouvaient plus durer.
Si son dernier mépris ne m’eût donné ma grâce,
Je m’en allais mourir comme mourut le Tasse.
Puisque j’en suis sauvé (car ces vers sont témoins
Que je ne l’aime plus puisque je l’aime moins:
D’un sommet relevé, lorsque le pied nous glisse,
On trébuche toujours du faîte au précipice),
Puisque j’en suis dehors je te laisse à choisir
L’objet que tu voudras prescrire à mon désir,
Et si tu veux complaire à ma dernière envie,
Cher Damon, prends le soin de gouverner ma vie.

Poème préféré des membres

Aucun membre n'a ajouté ce poème parmi ses favoris.

Commentaires

Aucun commentaire

Rédiger un commentaire

Théophile de VIAU

Portait de Théophile de VIAU

Théophile de Viau, né entre mars et mai 1590 à Clairac et mort le 25 septembre 1626 à Paris, est un poète et dramaturge français. Poète le plus lu au XVIIe siècle, il sera oublié suite aux critiques des Classiques, avant d’être redécouvert par Théophile Gautier. Depuis le XXe siècle, Théophile de Viau est défini... [Lire la suite]

© 2024 Un Jour Un Poème - Tous droits réservés
UnJourUnPoeme sur Facebook UnJourUnPoeme sur Twitter RSS