Poème 'Jamais' de Léon DIERX dans 'Les Lèvres closes'

Jamais

Léon DIERX
Recueil : "Les Lèvres closes"

À Frédéric Plessis.

« Amour ! Dans tous les temps des hommes t’ont chanté !
Inventeurs d’un mensonge, ils auront tous porté
Le cercle ardent qui reste aux martyrs, et la gloire
D’avoir su faire un dieu de toi, forme illusoire ! »
Comme en son souterrain, tel, encor ce jour-là,
Le démon qui l’habite en mon esprit parla.
Et depuis bien des mois il désolait ma vie ;
Et les anges joyeux que chaque amant convie
À rallumer le temple et l’autel, tout confus
S’arrêtaient devant l’hôte aux méprisants refus.
Et lorsque vint le soir, ce fossoyeur fidèle
De nos virilités qu’il abat d’un coup d’aile,
Suivant la passion qu’insulta le dédain,
Comme un voleur j’ouvris la grille du jardin ;
Et tremblant à mes pas sur le sable qui crie,
L’oreille au moindre choc dans la branche flétrie,
Plus lourd encor, plus lâche encor, plus lentement
Encor, je m’avançai près des murs, comprimant
Avec force à la fois la révolte et la honte
Du souvenir navré qui dans le fiel remonte.

- Ah ! Ce jour-là, plutôt qu’un autre, quel espoir
Avait comme un parfum embaumé l’air du soir ?
Quand le soleil fondit dans sa vapeur cuivrée,
Quel écho, m’imposant l’illusion qu’il crée,
M’avait dit : c’est l’aurore ! On t’appelle ! Suis-moi !
Quel nuage avait pris, pour raffermir ma foi,
L’incarnat féminin qu’un sourire illumine ?
Quelle heure de jadis aux fleuraisons d’hermine
Résonna plus vibrante en mon amer passé ?
Quelle ivresse m’avait jusque là-bas poussé ?

Et quand je fus au bout de la trop chère allée
Pleine encor des senteurs de ses cheveux, peuplée
De blancs spectres de robe aux détours des chemins ;
Quand, appuyant ma face à la vitre et mes mains,
Je regardai la salle où mon âme était née
Sous les yeux violets qui l’avaient condamnée,
Qu’espérais-je y revoir, sinon le dur éclair
D’un implacable arrêt qu’on regrave en ma chair ;
Sinon la joie unique et toujours bien formelle
De vivre et d’être jeune, et de se savoir belle,
Et de rire en pensant au mal qu’ont fait ses yeux ?
Certes, les nefs n’ont pas l’aspect religieux
Que me montrait la chambre aux lueurs amorties ;
Et sans doute, entr’ouvrant ses griffes pressenties,
L’ange des maux subits, tout proche, et sans pitié,
Attentif, épiait l’œuvre faite à moitié.

Au milieu des coussins elle était là, couchée ;
Et par instants sa main, de l’ombre détachée,
Chassait on ne sait quel péril d’un geste prompt ;
Mais sous un autre vol se retournait son front ;
Et des bouches que rien n’arrête ou ne déjoue
Marquaient un baiser rouge au milieu de sa joue.
Sa main gauche dormait dans celles du vieillard,
Qui tout auprès, debout, la couvrant d’un regard
Sec et morne, semblait chercher dans sa mémoire
Les couleurs d’un visage auquel il ne peut croire.
Mais le sang de la vie avait seul déserté
Ce visage. Jamais l’éclat de la beauté
N’auréola plus fière et plus pâle figure.
Elle était là, les cils levés, sans un murmure,
Et paraissait attendre et provoquer sans peur
Les doigts de l’invisible et lugubre sculpteur
Qui sur les corps quittés se délecte et s’obstine.
Celle qui, m’opposant l’allégresse enfantine,
Par ses yeux où mourait mon plus charmé désir
M’apprit l’horreur de voir les étoiles s’enfuir ;
Celle-là dont l’empreinte au fond de ma pensée,
Le jour où je jurai de l’avoir effacée,
S’installa plus riante et défiant l’oubli ;
Celle-là n’était rien que le songe aboli
Dans l’éparse vapeur de larmes bien taries.
Mais le fleuve est plus large, amour, où tu charries
Aujourd’hui mon trésor plus splendide au néant !
Et des cyprès sans fin au feuillage géant
Bordent tous les sentiers dont je parcours la trace.

Ce n’est plus son sourire adorable ou sa grâce
Qui de loin me traverse en creusant mon regret ;
Ma raison, aujourd’hui, sans trouble évoquerait
Les boucles, les regards et la bouche ravie
Où j’avais cru noués tous les fils de ma vie.
Fantôme d’autrefois, à jamais détrôné,
Je souris à mon tour, et je t’ai pardonné.
Cheveux que les parfums choisissaient pour image,
Prunelles, dont jadis je m’étais cru le mage,
Lèvres qui m’emplissiez de chants intérieurs,
Anciennes visions qui revivez ailleurs !
Non, je n’ai jamais vu ni pleuré vos reliques ;
Mon destin n’avait pas, ô contours chimériques !
Sondé les profondeurs blêmes du désespoir,
Et, corbeau funéraire au fond d’un vieux manoir,
Sinistre suzerain des demeures désertes,
Dans les cendres traîné ses ailerons inertes.
Vous m’aviez abusé, mes pleurs avaient menti ;
Je n’avais pas souffert ; je n’avais pas senti
Tes ongles sous ma peau, tes flammes dans mes veines,
Amour, dieu languissant, couronné de verveines !
Seulement ce soir-là j’ai compris, et j’ai bu
Les philtres abhorrés d’un hanap inconnu.
En un instant, ce soir, des siècles d’amertume
Ont en moi refoulé leur dévorante écume ;
Et je sais à présent, et pour l’éternité,
Ce que c’est que le poids d’un cœur épouvanté
Où tu trônes, muet, tendant tes sombres ailes,
Amour, dieu frémissant, couronné d’immortelles !

Oui, devant ce visage au teint de marbre, aux yeux
Sublimes, obscurcis de secrets orgueilleux ;
Devant le solennel silence de ces lèvres
Qu’agitait le travail accéléré des fièvres ;
Devant cette victime offerte sans combats
Au messager divin dont elle entend les pas,
Un sanglot me remplit pour l’existence entière ;
Et sur mon passé mort, c’est la mourante altière
Et sans rivale en moi qui régna, dans sa paix,
Et dans sa mer d’ébène, immuable à jamais.
- Ah ! Dans des yeux profonds si nos yeux savent lire,
En ce moment, les siens révélaient le martyre
De la vierge que brûle un indicible amour,
Que l’angoisse a déjà consumée à son tour,
Et qui dans sa noblesse et sa pudeur s’exile,
Tandis qu’en sa fierté périt son corps tranquille.
Et si, pendant le cours d’un dernier entretien,
Ce soir-là son regard eût plongé dans le mien,
Certe, elle eût tressailli d’y voir jaillir vers elle
Un feu lui renvoyant par la même étincelle
Ma douleur infinie en son mal infini.
Et si la mort qui plane autour d’un front terni
Laisse parfois le sang y refluer peut-être,
Comme au sommet brumeux la rougeur vient renaître,
Qui donc pourrait la faire obéir à sa loi ?
Qui donc peut commander aux dieux, si ce n’est toi,
Amour, dieu tout puissant, roi des métamorphoses ?
Dans la bise du moins tu m’as dicté ces choses.
L’impossible, c’était d’être là. Je t’ai cru.

Sous les arbres, alors, sans penser j’ai couru.
Il m’en souvient, quelqu’un avait ouvert la grille ;
Des voix avaient parlé du père et de la fille ;
Deux hommes noirs venaient ; sur leurs pas ténébreux
Je m’élançai sans bruit, et j’entrai derrière eux.
Le père à ses côtés les laissa prendre place ;
Ils chuchotaient, tenant la pauvre main si lasse,
Secouèrent la tête, et leur art fut à bout.
Lui, toujours, regardait sa fille, voilà tout.
Puis j’entendis rouvrir derrière moi la porte ;
L’un d’eux disait : « Demain cette enfant sera morte. »
Le corridor avait glissé des souffles froids,
Et nous restâmes seuls dans la chambre, tous trois.
Qu’ai-je dit au vieillard, alors ? Quelle croyance
Eut-il en moi, celui dont la vaste science
Se reniait, vaincue, et qui ne priait pas ?
Sur quoi me jugea-t-il enchanteur du trépas ?
Je l’ignore. Insensé ! Savais-je aussi moi-même
Ce que je murmurais, dans cette nuit suprême,
Sur la tempe où posait le bout d’un doigt mortel ?
Je sais que je parlais ; qu’un sacrilège appel,
S’exaltant à mesure au remords qui l’enivre,
La suppliait de croire à l’amour, et de vivre ;
De se reprendre au seuil de ce ciel qui nous ment ;
De ressaisir enfin la force à mon serment,
Et de ressusciter d’un bond, dans la fanfare
Qu’un bonheur triomphal ici-bas lui prépare !
- Mourir ! Non, si des yeux pareils se sont fermés
Jamais, c’est que des yeux ne les ont point aimés !

Si pareille beauté s’est pour toujours éteinte,
C’est que deux bras plus forts ne l’avaient pas étreinte !
C’est qu’un amour fervent, aux longues volontés,
N’avait pas repoli ces yeux désenchantés,
Ni rappelé l’instinct dans la fibre dissoute !
Ou bien, c’est qu’ils voulaient mourir, ces yeux, sans doute,
C’est qu’il voulait dormir sous l’herbe, ce beau corps !
Éloquence et prière, impérieux efforts,
Tout se brisa devant son entêté silence.
Rien un instant n’a pu troubler la somnolence
Du funeste brouillard qui submergeait déjà
Ces grands lacs dilatés où mon malheur plongea.
Elle entendait pourtant. De ses lèvres hautaines,
Par trois fois, à la fin, deux syllabes lointaines
Vinrent frapper en moi, tranchantes comme un fer.
Le mot que vont hurlant les damnés dans l’enfer :
Jamais ! Jamais ! Jamais ! Par trois fois dans mon âme
J’en ai senti le coup qui glaçait toute flamme.
Et la nuit, d’heure en heure, opprimait son beau sein ;
Et plus terrifié qu’un nocturne assassin,
Plus muet que son père au désespoir stérile,
Jusqu’au jour, avec lui, sur son sommeil fébrile
Je veillai, dans mes poings pressant ses doigts roidis.
Et la lampe trembla sous l’aube ; et j’entendis
Dans le jardin chanter les oiseaux sur les branches.
La croisée allongea vers nous ses lignes blanches ;
Alors un long soupir nous prévint d’un réveil ;
Et, comme en saluant l’approche du soleil,
Elle sourit, tournée un peu vers la fenêtre.
Un frisson de plaisir courut dans tout son être ;
Et, se dressant debout dans ses vêtements blancs,
Aux rayons du matin elle ouvrit ses bras lents.

Un flot d’or ruissela sur elle, et la lumière
Qui l’éblouit, fermant pour toujours sa paupière,
La renversa rigide et morte sur les draps.
Et vous nous entouriez, funèbres apparats !
Et l’âcre odeur flottait de l’encens et des cierges ;
Et sur son lit couvert des symboles des vierges,
Ses traits inanimés s’ennoblissaient plus purs ;
Et le jour s’embrunit ; et rapide, à pas sûrs,
La nuit montait partout, poussant par intervalles
Des adieux prolongés sous les portes des salles ;
Et le vieillard, sans voix, sans pleurs, sans mouvement,
Vers la morte toujours regardait fixement ;
Et moi, je m’enfonçais dans l’affreuse inertie
D’un corps vide sur qui pèse une ombre épaissie.

Et tout à coup, voilà qu’au fond de la noirceur
Où je sombrais, surgit une étrange lueur,
Qui s’accrut, m’inondant de sa clarté divine,
Et qu’un frais hosanna chanta dans ma poitrine.
Dans un vertigineux élan qui m’enlevait
Je bondis, et penché sur le fatal chevet,
Je criai comme un fou ces paroles avides :
- « L’aurore vient nous prendre au bas des cieux livides !
Toi qui fus inflexible alors que tu vivais,
Qui mourus en vouant ma vie aux dieux mauvais,
Métella ! N’est-ce pas, tu ne m’es plus rebelle ?
Tu vois tout, et ton âme en liberté m’appelle.
Elle m’aime à la fin ! Je le sais. Je la sens
Qui vante en moi le ciel des amours renaissants.
Eh bien ! Du seuil certain de la patrie ouverte
Pour toi ! Sous mon pardon de l’injure soufferte
Jadis ; au nom sacré de cet amour promis ;
Si cette âme erre encore en tes nerfs endormis,
Enfreins l’ordre odieux ! Revis une seconde !
Je t’adjure ! Qu’un mot, qu’un signe au moins réponde !
Est-ce toi qui passas dans mon rêve éperdu ?
Métella ! Métella ! Cette fois, m’aimes-tu ? »
Et j’achevais à peine un geste qui l’implore,
Que je vis remuer cette bouche incolore ;
Et dans le monde atroce où je me rabîmais,
Une voix sans nom dit : Jamais ! Jamais ! Jamais !

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Léon DIERX

Portait de Léon DIERX

Léon Dierx, né à Saint-Denis de La Réunion le 31 mars 1838 et mort à Paris le 12 juin 1912, est un poète parnassien et peintre académique français. Léon Dierx naît dans la villa de Saint-Denis aujourd’hui appelée villa Déramond-Barre, que son grand-père a rachetée en 1830. Il y vit jusqu’en 1860, année de son... [Lire la suite]

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