Poème 'Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre' de Charles BAUDELAIRE dans 'Poèmes divers'

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Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre

Charles BAUDELAIRE
Recueil : "Poèmes divers"

Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre :
La gueuse, de mon âme, emprunte tout son lustre ;
Invisible aux regards de l’univers moqueur,
Sa beauté ne fleurit que dans mon triste coeur.

Pour avoir des souliers elle a vendu son âme.
Mais le bon Dieu rirait si, près de cette infâme,
Je tranchais du Tartufe et singeais la hauteur,
Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur.

Vice beaucoup plus grave, elle porte perruque.
Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche nuque ;
Ce qui n’empêche pas les baisers amoureux.
De pleuvoir sur son front plus pelé qu’un lépreux.

Elle louche, et l’effet de ce regard étrange
Qu’ombragent des cils noirs plus longs que ceux d’un ange,
Est tel que tous les yeux pour qui l’on s’est damné
Ne valent pas pour moi son oeil juif et cerné.

Elle n’a que vingt ans ; – la gorge déjà basse
Pend de chaque côté comme une calebasse,
Et pourtant, me traînant chaque nuit sur son corps,
Ainsi qu’un nouveau-né, je la tette et la mords,

Et bien qu’elle n’ait pas souvent même une obole
Pour se frotter la chair et pour s’oindre l’épaule,
Je la lèche en silence avec plus de ferveur
Que Madeleine en feu les deux pieds du Sauveur.

La pauvre créature, au plaisir essoufflée,
A de rauques hoquets la poitrine gonflée,
Et je devine au bruit de son souffle brutal
Qu’elle a souvent mordu le pain de l’hôpital.

Ses grands yeux inquiets, durant la nuit cruelle,
Croient voir deux autres yeux au fond de la ruelle,
Car, ayant trop ouvert son coeur à tous venants,
Elle a peur sans lumière et croit aux revenants.

Ce qui fait que de suif elle use plus de livres
Qu’un vieux savant couché jour et nuit sur ses livres,
Et redoute bien moins la faim et ses tourments
Que l’apparition de ses défunts amants.

Si vous la rencontrez, bizarrement parée,
Se faufilant, au coin d’une rue égarée,
Et la tête et l’oeil bas comme un pigeon blessé,
Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,

Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d’ordure
Au visage fardé de cette pauvre impure
Que déesse Famine a par un soir d’hiver,
Contrainte à relever ses jupons en plein air.

Cette bohème-là, c’est mon tout, ma richesse,
Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse,
Celle qui m’a bercé sur son giron vainqueur,
Et qui dans ses deux mains a réchauffé mon coeur.

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Commentaires

  1. Mandelstam voit un lion
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    Ossip Mandelstam (Осип Мандельштам : Мария и Лев)
    ——————————————————–

    Мне вспомнился старинный апокриф –
    Марию Лев преследовал в пустыне
    По той простой, по той святой причине,
    Что был Иосиф долготерпелив.

    (Cochonfucius : Mandelstam voit un lion)
    ——————————————

    Je me souviens d’un sonnet peu classique.
    Marie, d’un lion, fut suivie au désert
    Pour un motif bien évident, bien clair :
    Le charpentier n’était point tyrannique.

    Сей патриарх, немного почудив,
    Марииной доверился гордыне –
    Затем, что ей людей не надо ныне,
    А Лев – дитя – небесной манной жив.

    Il a rentré ses griffes horrificques :
    Marie lui semble un fruit presque trop vert,
    Il n’en veut point pour mettre le couvert,
    Lion que nourrit la manne mirificque.

    А между тем Мария так нежна,
    Ее любовь так, боже мой, блажна,
    Ее пустыня так бедна песками,

    Et cependant, Marie devint si tendre :
    Bénédictions sur elle de s’étendre,
    Et plus ne fut le désert sablonneux.

  2. Mandelstam, suite et fin
    ---------------

    Что с рыжими смешались волосками
    Янтарные, а кожа – мягче льна –
    Кривыми оцарапана когтями.

    Or, ses cheveux à la blonde rousseur
    Du jeune lin acquirent la douceur :
    Le Seigneur Lion devint son Blasonneux.

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