Poème 'La pastorale de Conlie' de Tristan CORBIERE dans 'Les Amours jaunes'

La pastorale de Conlie

Tristan CORBIERE
Recueil : "Les Amours jaunes"

par un mobilisé du Morbihan

Moral jeunes troupes excellent.
(Off.)

Qui nous avait levés dans le Mois-noir – Novembre –
Et parqués comme des troupeaux
Pour laisser dans la boue, au Mois-plus-noir – Décembre –
Des peaux de mouton et nos peaux !

Qui nous a lâchés là : vides, sans espérance,
Sans un levain de désespoir !
Nous entre-regardant, comme cherchant la France…
Comiques, fesant peur à voir !

– Soldats tant qu’on voudra !… soldat est donc un être
Fait pour perdre le goût du pain ?…
Nous allions mendier ; on nous envoyait paître :
Et… nous paissions à la fin !

– S’il vous plaît : Quelque chose à mettre dans nos bouches ?…
– Héros et bêtes à moitié ! –
… Ou quelque chose là : du cœur ou des cartouches :
– On nous a laissé la pitié !

L’aumône : on nous la fit – Qu’elle leur soit rendue
À ces bienheureux uhlans soûls !
Qui venaient nous jeter une balle perdue…
Et pour rire !… comme des sous.

On eût dit un radeau de naufragés. – Misère –
Nous crevions devant l’horizon.
Nos yeux troubles restaient tendus vers une terre…
Un cri nous montait : Trahison !

– Trahison… c’est la guerre ! On trouve à qui l’on crie !…
– Nous : pas besoin… – Pourquoi trahis ?…
J’en ai vu parmi nous, sur la Terre-Patrie,
Se mourir du mal-du-pays.

– Oh, qu’elle s’en allait morne, la douce vie !…
Soupir qui sentait le remord
De ne pouvoir serrer sur sa lèvre une hostie,
Entre ses dents la mâle-mort !…

– Un grand enfant nous vint, aidé par deux gendarmes,
– Celui-là ne comprenait pas –
Tout barbouillé de vin, de sueur et de larmes,
Avec un biniou sous son bras.

Il s’assit dans la neige en disant : Ça m’amuse
De jouer mes airs ; laissez-moi. –
Et, le surlendemain, avec sa cornemuse,
Nous l’avons enterré – Pourquoi !…

Pourquoi ? dites-leur donc ! Vous du Quatre-Septembre !
À ces vingt mille croupissants !…
Citoyens-décréteurs de victoires en chambre,
Tyrans forains impuissants !

– La parole est à vous – la parole est légère !…
La Honte est fille… elle passa –
Ceux dont les pieds verdis sortent à fleur-de-terre
Se taisent… – Trop vert pour vous, ça !

– Ha ! Bordeaux, n’est-ce pas, c’est une riche ville…
Encore en France, n’est-ce pas ?…
Elle avait chaud partout votre garde mobile,
Sous les balcons marquant le pas ?

La résurrection de nos boutons de guêtres
Est loin pour vous faire songer ;
Et, vos noms, je les vois collés partout, ô Maîtres !…
– La honte ne sait plus ronger. –

– Nos chefs… ils fesaient bien de se trouver malades !
Armés en faux-turcs-espagnols
On en vit quelques-uns essayer des parades
Avec la troupe des Guignols.

Le moral : excellent – Ces rois avaient des reines,
Parmi leurs sacs-de-nuit de cour…
À la botte vernie il faut robes à traînes ;
La vaillance est sœur de l’amour.

– Assez ! – Plus n’en fallait de fanfare guerrière
À nous, brutes garde-moutons,
Nous : ceux-là qui restaient simples, à leur manière,
Soldats, catholiques, Bretons

À ceux-là qui tombaient bayant à la bataille,
Ramas de vermine sans nom,
Espérant le premier qui vint crier : Canaille !
Au canon, la chair à canon !…

– Allons donc : l’abattoir ! – Bestiaux galeux qu’on rosse,
On nous fournit aux Prussiens ;
Et, nous voyant rouler-plat sous les coups de crosse,
Des Français aboyaient – Bons chiens !

Hallali ! ramenés ! – Les perdus… Dieu les compte, –
Abreuvés de banals dédains ;
Poussés, traînant au pied la savate et la honte,
Cracher sur nos foyers éteints !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
– Va : toi qui n’es pas bue, ô fosse de Conlie !
De nos jeunes sangs appauvris,
Qu’en voyant regermer tes blés gras, on oublie
Nos os qui végétaient pourris,

La chair plaquée après nos blouses en guenilles
– Fumier tout seul rassemblé…
– Ne mangez pas ce pain, mères et jeunes filles !
L’ergot de mort est dans le blé.

1870.

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