Poème 'La vision du grand canal royal des Deux Mers' de Charles CROS dans 'Le collier de griffes'

Accueil > Les poètes > Poèmes et biographie de Charles CROS > La vision du grand canal royal des Deux Mers

La vision du grand canal royal des Deux Mers

Charles CROS
Recueil : "Le collier de griffes"

Envole-toi chanson, va dire au Roi de France
Mon rêve lumineux, ma suprême espérance !

Je chante, ô ma Patrie, en des vers doux et lents
La ceinture d’azur attachée à tes flancs,

Le liquide chemin de Bordeaux à Narbonne
Qu’abreuvent tour à tour et l’Aude et la Garonne.

*

L’aurore étend ses bras roses autour du ciel.
On sent la rose, on sent le thym, on sent le miel.

La brise chaude, humide avec des odeurs vagues,
Souffle de la mer bleue où moutonnent les vagues.

Et la mer bleue arrive au milieu des coteaux ;
Son flot soumis amène ici mille bateaux :

Vaisseaux de l’Orient, surchargés d’aromates,
Chalands pleins de maïs, de citrons, de tomates,

Felouques apportant les ballots de Cachmir,
Tartanes où l’on voit des Levantins dormir.

Les trésors scintillants de l’Inde et de la Chine
Passent, voilés par la vapeur de la machine :

C’est le nacre, l’ivoire, et la soie et le thé,
Le thé nectar suave et chaste volupté ;

Nacre, ivoire fouillés en forêts de la lune,
Saules, pêchers en fleur sur faille bleue et brune.

Le tabac, le hachisch, l’opium, poisons charmants,
Trompent tous les douaniers et tous les règlements.

Dans le canal profond, exempt des vents du large,
Ce bâtiment s’avance, allègre de sa charge.

C’est un Russe, qui vient du grand pays des blés,
C’est l’Ami ! Nous aurons du pain aux temps troublés.

Sous ce beau ciel, sous des lueurs à l’or pareilles,
Ces navires pressés vont, riche essaim d’abeilles.

*

Je chante, ô ma Patrie, en des vers doux et lents,
La ceinture d’azur attachée à tes flancs,

Le liquide chemin de Bordeaux à Narbonne,
Qu’abreuvent tour à tour et l’Aude et la Garonne.

*

Voici, blanches, aux bords s’aligner les maisons,
Heureuses, sans souci des mauvaises saisons.

Car les apports du monde et la science insigne
Ont fait revivre ici l’olivier et la vigne.

L’olivier, c’est la paix ; le bonheur, c’est le vin.
Tout est joie à présent, dans ce pays divin.

Les filles ont dans leurs cheveux, aux promenades,
Les bleuets, les jasmins et la fleur des grenades.

Elles passent, tandis que là-bas, les garçons
Rythment la langue d’oc en de claires chansons.

Toulouse ! ville antique où fleurissent encore
Pour les poètes, vos fleurs d’or, Clémence Isaure,

Toulouse triomphale héberge l’univers
Sous ses palais de brique et ses peupliers verts.

Et la flûte soupire et la harpe résonne
Sur les bords du canal de Bordeaux à Narbonne.

*

Je chante, ô ma Patrie, en des vers doux et lents,
La ceinture d’azur attachée à tes flancs.

*

De l’Océan, voici venir en sens inverse
Ces vaisseaux noirs, ces blés que sur les quais on verse,

Et l’or, l’argent, le cuivre, objets d’un troc pervers
Dont se repaît le crime, et dont pleurent mes vers,

Les bœufs aux grands yeux doux que la mer effarouche
Cotés en mots cruels, « provisions de bouche ».

C’est l’Amérique, c’est de la viande et du pain.
Laissons passer. À l’Est, tant de pauvres ont faim !

La consigne est avec les gens de l’Angleterre :
Du charbon, du coton, payer, passer, se taire.

C’est fini de l’Anglais, ancien épouvantail,
Mer bleue, où luit la nacre, où rougit le corail !

Sous les yeux de la nuit, dors Méditerranée,
Et souris au matin, mer où Vénus est née,

Et souris à l’Afrique où l’orgueil indompté
De nos rois fit fleurir la sainte liberté !

Flot d’azur et d’hermine, aux rochers que tu laves
La France a défendu d’enchaîner des esclaves !

*

Je chante, ô ma Patrie, en des vers doux et lents,
La ceinture d’azur attachée à tes flancs.

*

Normands, Bretons, Gascons, Languedoc et Provence
Buvons ensemble à la santé du Roi de France.

Passez ici, chantons, et serrons-nous les mains,
Loin des tempêtes, loin des désastreux chemins,

Le golfe de Gascogne et la mer des Sargasses,
Gibraltar sans profit pour les Anglais rapaces.

Scandinave à ton gré, marin universel,
Apporte-nous ta pêche, emporte notre sel,

Et qu’avec notre vin ton audace s’abreuve
En Islande et dans les brouillards de Terre-Neuve.

*

Je chante, ô ma Patrie, en des vers doux et lents,
La ceinture d’azur attachée à tes flancs,

Le chemin qu’a rêvé la science idéale,
Le canal creusé par la Puissance royale.

*

Ici, calmes, au cœur du pays, des bassins
Bercent les nefs d’acier, ces guêpes en essaims.

Elles donnent, pouvant prendre toutes les routes.
Des Français sont à bord, la Mort est dans les soutes.

Et l’Orient malsain, et l’Occident vénal
Ne savent pas d’où nous sortirons du canal.

*

Envole-toi, chanson, va dire au Roi de France
Mon rêve lumineux, ma suprême espérance.

*

Maintenant les canaux forment comme un lacis,
Comme un tapis brodé recouvrant le pays.

Et le Pays du vin vermeil, des moissons blondes,
La France a dans son cœur le chemin des deux mondes,

Le liquide chemin, bleu, bordé d’arbres verts,
Que Riquet dut rêver et que chantent mes vers.

*

Les bons monstres de fer, excavateurs et dragues,
Firent ce fleuve où les deux mers joignent leurs vagues.

Et la terre livra du fond de ses replis
Des sous gaulois frappés d’un coq, frappés d’un lys.

Les sous gaulois qu’on trouve en Alsace, en Lorraine,
Remparts que montre à l’Est la France souveraine,

La France que le Rhin et ses grands peupliers
Limitent, fiers témoins des temps inoubliés.

Car le Rhin est gaulois, comme est gaulois le Rhône,
Comme est la Seine qui baigne les pieds du trône,

Comme est la Loire où Jeanne et ses guerriers géants
Chassèrent les Anglais au siège d’Orléans,

Comme est le bleu chemin dont l’univers s’étonne
LE GRAND CANAL ROYAL DE BORDEAUX À NARBONNE.

*

Le Roi de France est à Paris dans son palais,
Il reçoit tout le monde, et même les Anglais.

Il n’est rien d’aussi beau que Paris sur la terre
Et toute haine et toute envie ont dû se taire.

Partout règne l’honneur, partout règne la loi,
On voit combien sont forts, et la France et le Roi.

Le Roi fier au dehors, le Roi pour nous si tendre !
On sait tous les pardons que sa main dut répandre.

Et les mauvais combats et les mauvais procès
N’ont plus troublé les cœurs du grand peuple français.

La nation, jadis saccagée et meurtrie,
Offre à son Roi la paix, son sang à la Patrie.

*

Mais la gloire du Roi de France va plus haut
Que la terre. À présent c’est le ciel qu’il lui faut.

Car le ciel est peuplé de sphères amoureuses,
Comme nous, de lumière et de forêts ombreuses ;

Car les savants ont vu depuis plus de cent ans
Des signaux faits en vain. On n’avait pas le temps !

Mars, la planète austère où règne la science,
Nous salue. Ils ont vu le trait bleu sur la France.

Un point brillant, rythmé, par un vouloir secret
Dans ce monde lointain, apparaît, disparaît.

Devine, géomètre, et réponds, astronome !
Qu’ils sachent que chez nous le Verbe s’est fait homme.

Leur génie en canaux si nombreux est inscrit !
Ils se sont dit : « Sur terre aussi règne l’esprit. »

Ils en ont vu le signe au puissant télescope,
Leurs éclairs sont l’appel à la terre, à l’Europe,

Et la France, où le mal ancien dut s’apaiser,
Reçoit le planétaire et fraternel baiser.

Aussi la France fut, sur terre, la première
Qui répondit par la lumière à la lumière.

*

J’ai chanté, ma Patrie, en des vers doux et lents,
La ceinture d’azur attachée à tes flancs.

*

Envole-toi, chanson, va dire au Roi de France
Mon rêve lumineux, ma suprême espérance.

Poème préféré des membres

Aucun membre n'a ajouté ce poème parmi ses favoris.

Commentaires

Aucun commentaire

Rédiger un commentaire

© 2024 Un Jour Un Poème - Tous droits réservés
UnJourUnPoeme sur Facebook UnJourUnPoeme sur Twitter RSS