Poème 'Le démon de Racoczi' de Marie KRYSINSKA dans 'Rythmes pittoresques'

Le démon de Racoczi

Marie KRYSINSKA
Recueil : "Rythmes pittoresques"

A Ringel.

C’était par une après-midi embrumée
Dans l’air opaque le ciel pesait comme un remords.
J’avais dans l’âme le tentissement de son dernier baiser; -
Je l’avais pour jamais enfoui au fond de l’âme
Comme au fond d’un caveau sépulcral.
Dans l’air opaque le ciel pesait comme un remords.

* *

Alors pour fuir cette obsédante mélancolie de l’air et du ciel – j’ai fermé la fenêtre brusquement.
J’ai fermé la fenêtre et j’ai tiré le rideau épais qui soudainement plongea la chambre dans une lumière lourde.
Une artificielle lumière.
Plus ardente et plus molle que la triste lumière de l’air embrumé,

* *

Et les objets prirent des attitudes inaccoutumées.
Des attitudes du rêve.
Dans la caverne de l’ombre, le piano allumait le ricanement de ses dents blanches.
Les fauteuils – ainsi que des personnes cataleptiques – étendaient leurs bras raides.
Les luisances voilées des bronzes semblaient des clignements d’yeux craintifs.
Et, dans l’or des cadres se réveillaient des lucioles; -
Auprès des glaces qui ouvraient dans le mur d’inquiétantes perspectives.
Et près de la bibliothèque, le Démon de Racoczi attira mes regards irrésistiblement…
C’était une simple eau-forte où, sur un fond brouillé, se détachait en noir exagéré – le Démon aux joues creuses, à la lèvre crispée par une gaieté féroce, ou peut-être par quelque affreuse torture.
Mais ce n’était qu’une simple eau-forte.
Puis le pli entre les sourcils froncés s’accentua.
Il s’accentua, – bien que la chose paraisse incroyable, -
Il se creusa plus profondément,
Figeant une expression d’angoisse farouche, sur cette face au sinistre rictus;
Les cheveux se hérissèrent à n’en pas douter;
Et l’archet que tenait la main du Démon eut un frémissement, s’anima, – en vérité, – et fit rendre à l’instrument un son,
Un son jamais entendu jusqu’alors. -
Et si triste, qu’il semblait fait de tous les sanglots et de tous les glas.
Et aussi doux que le parfum des tubéreuses, flottant dans la crépusculaire clarté des soirs.
Puis l’archet s’élança furieux, avec un grondement de rafale, sur les cordes désespérées.
Et c’était comme des cris de détresse, comme des rires de fous et comme des râles d’agonisants.
Et c’était comme des appels éperdus, de suprêmes appels, hurlés vers le ciel désert.
Mais l’horrible symphonie décrut ainsi qu’une mer qui s’apaise.
Et sour l’archet du Démon s’épanouit alors tout un orchestre;
S’épanouit alors comme une grande fleur – tout un orchestre.
Les violons traînaient des notes pâmées, et parfois miaulaient comme des chats.
Les flûtes éclataient de petits rires nerveux.
Les violoncelles chantaient comme des voix humaines.
La valse déchaînait son tournoyant délire.
Rythmée comme par des soupirs d’amour;
Chuchoteuse comme les flots,
Et aussi mélancolique qu’un adieu;
Désordonnée, incohérente, avec des éclats de cristal qu’on brise;
Essoufflée, rugissante comme une tempête;
Puis alanguie, lassée, s’apaisant dans une lueur de bleu lunaire.
Et par l’archet du Démon évoqués,
Les Souvenirs passaient;
Cortège muet,
En robes blanches et nimbés d’or, les Souvenirs radieux, les bon et purs Souvenirs;
Sous leurs longs voiles de deuil, les douloureuses Ressouvenances;
Les ombres des Amours morts passaient couronnées de fleurs desséchées.
L’archet s’arrêta avec un grincement sourd.
Le Démon était toujours devant moi avec son sinistre rictus;
Mais ce n’était vraiment qu’une simple eau-forte.
Dans l’air opaque, le ciel pesait comme un remords.

1er novembre 1882.

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Commentaires

  1. Diable exoplanétaire
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    Les cornes du démon sont de chrysobéryl,
    Son coeur fut tourmenté par l’amour d’une rose ;
    Il rêve chaque nuit que ses larmes l’arrosent,
    Ses frères, ses amis le trouvent moins viril.

    Cupidon l’interpelle aux premiers jours d’avril,
    Adressant à son âme une allumeuse prose ;
    Mais il ne répond rien, du fond de sa névrose,
    À force de tristesse il se met en péril.

    La démone sourit, mais ça ne sert à rien,
    Ça ne fait qu’aggraver son spleen baudelairien ;
    En vain cette coquine auprès de lui se couche.

    Son malheur divertit les anges dans les cieux,
    Ils se disent entre eux que c’est voulu par Dieu ;
    Pour vrai, ces oiseaux-là m’ont toujours paru louches.

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Marie KRYSINSKA

Portait de Marie KRYSINSKA

Marie Anastasie Vincentine Krysinska, née à Varsovie le 22 janvier 1845 et morte à Paris le 16 octobre 1908, est une poétesse française. Fille d’un avocat de Varsovie, Marie Krysinska de Lévila vient à Paris étudier au Conservatoire de musique, études qu’elle abandonne bientôt pour s’adonner à la littérature.... [Lire la suite]

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