Poème 'Libertà' de Tristan CORBIERE dans 'Les Amours jaunes'

Libertà

Tristan CORBIERE
Recueil : "Les Amours jaunes"

À la cellule IV BIS (prison royale de Gênes)

– Lasciate ogni… –
Dante

Ô belle hospitalière
Qui ne me connais pas,
Vierge publique et fière
Qui m’as ouvert les bras !…
Rompant ma longue chaîne,
L’eunuque m’a jeté
Sur ton sein royal, Reine !…
– Vanité, vanité ! –

Comme la Vénus nue,
D’un bain de lait de chaux
Tu sors, blanche Inconnue,
Fille des noirs cachots
Où l’on pleure, d’usage…

– Moi : jamais n’ai chanté
Que pour toi, dans ta cage,
Cage de la gaîté !

La misère parée
Est dans le grand égout ;
Dépouillons la livrée
Et la chemise et tout !
Que tout mon baiser couvre
Ta franche nudité…
Vraie ou fausse, se rouvre
Une virginité !

– Plus ce ciel louche et rose
Ni ce soleil d’enfer !…
– Ta paupière mi-close
Tes cils, barreaux de fer !
Ta ceinture-dorée,
De fer ! – Fidélité –
Et ta couche encastrée
Tombeau de volupté !

À nos cœurs plus d’alarmes :
Libres et bien à nous !…

Sens planer les gendarmes,
Pigeons du rendez-vous ;
Et Cupidon-Cerbère
À qui la sûreté
De nos amours est chère…
Quatre murs ! – Liberté !

Ho ! l’Espérance folle
– Ce crampon – est au clou.
L’existence qui colle
Est collée à l’écrou.
Le souvenir qui hante
À l’huys est resté ;
L’huys n’a pas de fente…
– Oh le carcan ôté ! –

Laissons venir la Muse,
Elle osera chanter ;
Et, si le jeu t’amuse,
Je veux te la prêter…
Ton petit lit de sangle,
Pour nous a rajouté
Les trois bouts du triangle :
Triple amour ! – Trinité !

Plus d’huissiers aux mains sales !
Ni mains de chers amis !
Ni menottes banales !…
– Mon nom est Quatre-Bis. –
Hors la terrestre croûte,
Désert mal habité,
Loin des mortels je goûte
Un peu d’éternité.

– Prison, sûre conquête
Où le poète est roi !
Et boudoir plus qu’honnête
Où le sage est chez soi,
Cruche, au moins ingénue,
Puits de la vérité !
Vide, quand on l’a bue…
– Vase de pureté ! –

– Seule est ta solitude,
Et béats tes ennuis
Sans pose et sans étude…
Plus de jours, plus de nuits !
C’est tout le temps dimanche,
Et le far-niente

Dort pour moi sur la planche
De l’idéalité…

… Jusqu’au jour de misère
Où, condamné, je sors
Seul, ramer ma galère…
Là, n’importe où,… dehors,
Laissant emprisonnée
À perpétuité
Cette fleur cloisonnée,
Qui fut ma liberté…

– Va : reprends, froide et dure,
Pour le captif oison,
Ton masque, ta figure
De porte de prison…
Que d’autres, basse race
Dont le dos est voûté,
Pour eux te trouvent basse,
Altière déité !

Cellule 4 bis. – Genova-la-Superba.

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Libertà. Ce mot se lit au fronton de la prison à Gênes.

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