Poème 'À mes enfants' de Jules LEFÈVRE-DEUMIER

À mes enfants

Jules LEFÈVRE-DEUMIER

Mes chers petits enfants, pendant que vous dormez,
Je vous offre à tous deux ces feuillets imprimés,
Où mon âme se cache à l’ombre de la rime :
A toi, mon premier-né, grave et gentil Maxime,
Déjà vieux de six ans, et savant comme à sept,
Qui lis la Barbe-Bleue et le Petit-Poucet,
Mais qui ne comprends pas toujours bien ta lecture ;
A toi qui n’es pas fort sur la littérature,
Eusèbe, petit ange, âgé de dix-huit mois,
Qui, dans le ciel, où Dieu doit regretter ta voix,
Savais très-bien parler, très-bien lire sans doute,
Mais qui l’as tout à fait oublié sur la route.
Tout paternel qu’il soit, c’est un pauvre cadeau
Que je vous fais, mes fils, et peut-être un fardeau,
Car ce forget me not est pesant comme quatre :
Et quand vous serez grands, il faudra vous ébattre
A voir si le dedans vaut mieux que le dessus,
Si mes vers trop nombreux sont pourtant bien tissus :
C’est long, mais le travail fait les destins prospères,
Et les fils dévoués sont le trésor des pères.
………………………………………………………
Oui, quelquefois alors vous prendrez ce volume,
Muet consolateur de mes jours d’amertume,
Et vous vous relirez quelqu’un de ces morceaux
Où je bénis des bois les mobiles arceaux,
Et l’orgue du feuillage animé par la brise ;
Où j’ai chanté les fleura que l’abeille courtise,
La nature, les bois, l’isolement sacré,
Où j’ai ri quelquefois, et plus souvent pleuré ;
Et vous direz alors, en bons fils que vous êtes :
Ces œuvres, pour le temps, sont vraiment fort bien faites.
Le style est un peu roide, et le tour a vieilli,
Mais ces vers, dans le fond, valent ceux d’aujourd’hui.

Si votre mère alors, savante dans l’histoire
Des ogres du pays et de la Forêt-Noire,
Qui souvent, pour l’exemple, égorgeant les troupeaux,
A la broche des loups fait rôtir les agneaux,
Si votre mère alors, dans ces crimes lancée,
A fini d’étrangler sa brebis commencée,
Elle vous répondra, relevant son maintien :
Soyez sûrs, mes enfants, qu’on ne fait pas si bien.
Que de philosophie unie à la finesse !
Si vous trouvez ça vieux, tant pis pour la jeunesse !
Le Baleinier, la Nuit, les Cercles, Josaphat,
Quiconque n’aime pas ces vers-là, n’est qu’un fat.
Je me souviens qu’un soir, avec sa voix profonde,
Nous ayant récité, je crois, la fin du monde,
Soumet lui dit : Je suis tranquille sur son sort ;
Pour peu que l’univers vive autant que sa mort,
Il en a pour longtemps… Et cela vous étonne,
Que ce livre, aujourd’hui, ne soit lu de personne ?
Eh ! mon Dieu ! mes enfants, on ne l’a jamais lu.
C’est qu’aussi votre père… Ah ! s’il avait voulu…
Ah ! s’il avait voulu !… Mes chers amis, j’espère
Que vous respecterez l’erreur de votre mère,
Et ne combattrez pas avec son souvenir ;
J’y suis intéressé ; c’est là mon avenir,
Et j’en jouis ici, peur de mésaventure,
Car je crois le tombeau fort sourd de sa nature,
Et ce qu’on dit dessus peut s’égarer dessous.
N’importe I ce foyer où mon ombre avec vous
Restera, je me plais à l’arranger en rêve.
C’est là le paradis que la muse m’élève.
Quand vous aurez mon âge, et ne ferez plus rien
Que d’achever vos nids, où j’aurai fait le mien,
Je ne vous dirai pas qu’il faut, par gratitude,
Me lire tous les jours avec sollicitude ;
Non, ce serait aussi par trop religieux.
Mais au Val, quelquefois, vers le soir, quand les cieux,
Comme un tapis de fleurs, se damassent d’étoiles ;
Quand des vaisseaux d’argent, gonflant l’or de leurs voiles,
Naviguent dans les airs sous le vent du croissant ;
Quand sous les bois, brunis par le jour décroissant,
Le rossignol s’éveille, et chante sur sa branche ;
Quand la tête des fleurs languissamment se penche,
Pour dormir ; quand la brume, autour du tronc des arbres,
Monte, comme les plis d’une vapeur de marbres ;
Lorsque le ver luisant tremble sous le gazon,
Comme un saphir du ciel tombé de l’horizon,
Et qu’on voit, échappés de leurs humides cages,
Les feux follets danser autour des marécages ;
Dites-vous, mes amis : Voici l’heure de choix
Où notre père aimait à rôder dans les bois,
Et s’en allait, dans l’ombre, à l’affût des pensées !
Ses traces maintenant sont partout effacées,
Et son herbe, si verte, est bien sèche aujourd’hui :
Mais nous, voici son heure, occupons-nous de lui.

Causez souvent de moi, mais pas longtemps ; mon ombre
Rendrait, en vous suivant, votre chemin plus sombre.
Aimez toujours les vers ; quand ils .sortent du cœur,
Les vers, échos du ciel, rendent l’homme meilleur.
Dites de moi, caché sous ma muette argile :
Il a chanté tout bas tout ce qu’aimait Virgile,
Et si le monde ingrat ne s’en est pas douté,
C’est que sans doute, hélas ! il n’a pas écouté.
Moins on en parle, et plus, dans notre humble mémoire,
Il nous faut, à nous deux, lui faire un peu de gloire :
Car, nous une fois morts, qui le réveillera,
Ce poète d’un jour, que la nuit reprendra ?
Voilà, mes chers petits, mon oraison funèbre !
Vous la répéterez, pour que je sois célèbre.
J’y compte, et c’est pourquoi, mes bons petits amis,
Je vous offre ce livre, où mes vers endormis
Refleuriront sans tache à votre haleine aimée.
Votre mémoire, enfants, c’est là ma renommée.

L’Abbaye de Val, novembre 1843.

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Commentaires

  1. Poète, as-tu besoin d'une oraison funèbre ?
    Si tes mots sont appris par des milliers d'enfants,
    Tu vois bien que ton nom, de la mort triomphant,
    N'est nullement plongé dans les froides ténèbres.

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