Poème 'Les Deux Mélodies' de Jules LEFÈVRE-DEUMIER dans 'Le Parricide'

Les Deux Mélodies

Jules LEFÈVRE-DEUMIER
Recueil : "Le Parricide"

Victa morte finit sœpe vitam, spiritu prius
Deficiente, quam cantu.
PLINE, X. 29.

Le soleil par le soir était déjà voilé,
Le platane déjà, le saule échevelé,
Allongeait sur les eaux une ombre plus obscure ;
Sous les lois du sommeil ramenant la nature,
Le silence régnait à la place du jour,
Quand sous de frais rameaux s’en vint un troubadour,
Récemment arrivé des guerres de Syrie,
Égarer de ses chants la molle rêverie.
Un rossignol veillait dans son nid commencé ;
Aux sons brillans du luth l’oiseau s’est avancé :
Il les apprend tout bas, et ce qu’il vient d’apprendre,
Son gosier moins timide osant enfin le rendre,
Il fait parler l’amour du jeune musicien
Comme au fond de ses bois il fait parler le sien.
Le ménestrel s’étonne à tant de mélodie,
Et commence à sentir sa lyre moins hardie ;
Il soulève la tête, et d’un œil curieux
Il cherche ce rival qui doit venir des cieux.
De sa voix déliée admirant la souplesse,
Il veut à d’autres chants provoquer sa faiblesse,
Et d’un écho si tendre effrayer les efforts.
Ce n’est plus le bonheur qui rit dans ses accords,
Ce n’est plus de l’amour le langoureux délire ;
C’est la main du dieu Mars qui bondit sur la lyre :
Dans ses sons, tour à tour on entend les soldats
Ralentir ou presser le bruit sourd de leurs pas,
Tandis qu’en hennissant, la cavale guerrière
De ses ongles armés bat et mord la poussière..
La lyre imite tout : et lorsque des combats
Sur la corde adoucie expire le fracas,
Comme le char du Dieu que dirige la gloire,
Elle s’arrête enfin par un cri de victoire.
Le luth se tait : l’oiseau reste silencieux ;
Le ménestrel écoute, il regarde, et joyeux,
Voyant que son rival n’a pas pris sa volée,
Il croit du rossignol la gloire désolée.
Soudain le chantre ému réveille ses accords :
De son gosier flexible étalant les trésors,
Il répond à son tour à cet hymne de guerre ;
Peut-être sous sa voix l’image se resserre,
Mais rien n’est oublié, mais rien ne s’affaiblit.
Ainsi quand le graveur, sur l’airain qu’il polit,
Veut d’un vaste tableau restreindre l’étendue,
Sans changer les objets, son art les diminue
Le luth n’est pas vaincu, mais il est égalé,
C’est presqu’une défaite ; et de ce chantre ailé
L’instrument veut tenter les dernières ressources.
Le ménestrel ému puise à toutes les sources,
Chaque corde à son tour tressaille sous ses doigts ;
Il mêle avec malice, et démêle à la fois
Tous les tons gradués d’une pure harmonie ;
En changeant de motif il change de génie,
Et l’oiseau, déjà las d’un combat inégal,
Se sent impatient des succès d’un rival.
Par la nature instruit dans un art qu’il ignore,
Il enfle de sa voix la richesse sonore ;
En cadence légère il la roule, et soudain,
Il la laisse mourir comme un écho lointain.
L’eau qui bondit et court, le feuillage qui tremble,
Sous son bec imités, se retracent ensemble ;
Et le jeune trouverre éperdu, mais charmé,
Laisse à ses pieds tomber le luth inanimé.
Mais le petit oiseau, trop sensible à la gloire,
N’ira pas dans les bois raconter sa victoire
Il tombe ; et sur le luth enfin silencieux,
Faible et muet, il meurt comme un son gracieux.

Paris, 30 novembre 1821.

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