Poème 'La Muse Héroïque' de Théodore de BANVILLE dans 'Le sang de la coupe'

La Muse Héroïque

Théodore de BANVILLE
Recueil : "Le sang de la coupe"

ODE RÉCITÉE À LA COMÉDIE FRANÇAISE PAR MADEMOISELLE RACHEL

La Muse.
Peuple, écoute la voix de la Muse héroïque.
Pensive et recueillie et tout émue encor,
Je viens chanter Corneille, et sur son front stoïque
Étendre cette main qui tient des sceptres d’or.

Car son esprit vivant dans ma veine circule,
Et de l’éternité montrant déjà le sceau,
Le jour où je naquis Déesse, comme Hercule
J’étouffai les serpents autour de mon berceau.

De sa tête vouée aux sublimes délires,
Calme, je m’élançai telle que tu me vois,
Et déjà, pour dompter les clairons et les lyres,
Portant les ouragans épiques dans ma voix.

O Français, devant vous, sur ce même théâtre
Où les penseurs, à qui j’enseigne ma fierté,
Chantent en vers divins leur poëme, idolâtre
De l’honneur, du devoir et de la liberté ;

Sur cette même scène où, tendre et familière,
Et me tendant ses mains en m’appelant sa sœur,
La grande Comédie, amante de Molière,
A démasqué le vice et fait voir sa noirceur ;

Sur ce champ de bataille où notre voix profonde,
Ressuscitant les morts dans la nuit du tombeau,
Évoque, pour servir d’enseignement au monde,
L’Histoire secouant son glaive et son flambeau ;

Dans ce souverain temple ouvert à la pensée,
Nos devanciers cherchaient encor leur talisman,
Et, dans leur fiction froidement insensée,
Égaraient au hasard des héros de roman.

Jeux bouffons sans gaieté, drames sans épouvante,
Leur fantaisie en vain s’agitait : pas un cri
Sorti d’une poitrine émue et bien vivante !
Et celle qui nous jette un sourire attendri,

La Vérité, vers qui notre désir s’élance,
Levant ses yeux d’azur vers le ciel étoilé,
Honteuse, et s’accusant de garder le silence,
Sanglotait tristement sur son miroir voilé.

Enfin je suis venue, apportant la lumière.
Un soir… ô grande voix du peuple ! ô souvenir
Toujours éblouissant de ma grandeur première,
Que se rappelleront les peuples à venir !

Regardez, c’est l’Espagne amoureuse ! Quelle âme
A tant de passion oppose la vertu ?
Toi qui mets tes deux mains sur ton sein plein de flamme
Pour garder avant tout l’honneur, qui donc es-tu ?

Quel heureux charme a pris cette salle étonnée !
D’où venez-vous, effroi, pitié, vous, tendres pleurs,
Émotion ? Le Cid a paru, je suis née !
Le ciel s’ouvre, battez des mains, jetez des fleurs !

Au gré de mon poëte, espagnole et romaine,
J’éveille les guerriers de leur sommeil jaloux.
Je m’appelle Camille, Émilie et Chimène :
Famille de héros, nous voici, levez-vous !

Rodrigue, ta maison veut un fils digne d’elle !
Ton cœur saigne ; qu’importe, ô soldat sans effroi ?
Qu’il saigne, et sers d’un cœur également fidèle
Ton père et ton pays, ta maîtresse et ton roi !

Toi, Rome te regarde, immole-lui ta race !
Va combattre ton frère ! et toi, vieil empereur,
Efface pour jamais la victoire d’Horace,
Aux pieds de la clémence immole ta fureur !

Toi, Polyeucte, viens, nouveau-né du baptême !
Ne songe en t’inclinant, humble, dans le saint lieu,
Qu’à prendre ta patrie avec tout ce qui t’aime,
Pour faire un holocauste à mettre aux pieds de Dieu !

Et, plus nous avancions vers les horizons vastes,
Austères, et toujours pour le bien travaillant,
Chacun, en écoutant nos voix enthousiastes,
Se sentait devenir meilleur et plus vaillant.

Oui, telle fut notre œuvre, ô mon père, ô Corneille !
Et maintenant, où sont les pâles envieux ?
Qu’importent aujourd’hui les douleurs de la veille,
Et ceux qui te mordaient, lion devenu vieux ?

Qu’importe si jadis, lorsque l’âge sinistre
Jetait sur toi son ombre et te glaçait enfin,
Toi dont César-Auguste aurait fait un ministre,
Tu t’écriais un jour : L’auteur du Cid a faim !

Les siècles t’ont vengé, Titan rival d’Eschyle,
Et, lorsqu’ils nommeront tous les victorieux,
Se rappelleront moins la crinière d’Achille
Que tes souliers de pauvre et leurs trous glorieux.

Et moi, pieusement, d’une main ferme et juste,
En disant à nos fils : Comme lui vous vaincrez,
J’ai caché tes haillons sous une pourpre auguste,
Et couvert tes cheveux de ces rameaux sacrés !

le 6 janvier 1854

Poème préféré des membres

Aucun membre n'a ajouté ce poème parmi ses favoris.

Commentaires

Aucun commentaire

Rédiger un commentaire

© 2024 Un Jour Un Poème - Tous droits réservés
UnJourUnPoeme sur Facebook UnJourUnPoeme sur Twitter RSS