Poème 'Quand même' de Louisa SIEFERT dans 'Rayons perdus'

Quand même

Louisa SIEFERT
Recueil : "Rayons perdus"

Deux hommes sont en lui, deux hommes bien distincts,
L’homme des préjugés et celui des instincts :
L’un fantasque, inquiet, irritable, sceptique,
Volontaire, dur même et quelquefois cynique ;
L’autre tout dévoûment et générosité,
Patience, douceur, délicate bonté,
Esprit étincelant, charme, attachante grâce,
Tout ce qui prend le cœur et pour jamais l’enlace.
Autant le premier blesse, autant l’autre séduit.
Contraste inexpliqué ! C’est le jour et la nuit,
C’est la compassion avec l’indifférence,
C’est le faux et la vrai sous la même apparence,
La défiance unie à la naïveté,
La volonté tenace à l’instabilité,
Labyrinthe, dédale, âme pleine d’abîme,
Qui plaît sans le vouloir et fait mourir sans crime,
Qui répond à chacun par un rire moqueur.
Voilà pourtant celui qui m’a touché le cœur !

Ah ! si Dieu m’eût permis d’avoir part à sa vie,
Je n’avais d’autre but, je n’avais d’autre envie
(Et j’en atteste ici mon invincible amour !)
Que d’épurer sans cesse et d’amener au jour
Tout ce que cet enfant gâté de la nature
Au jour de sa naissance a reçu sans mesure ;
Tout ce qu’en son erreur il écarte aujourd’hui
Et tout ce qu’il étouffe ou fera taire en lui,
Jusqu’à l’heure prévue où son âme lassée
N’aura pour le combat ni force ni pensée.
Oh ! d’un sommeil mortel le voir là s’endormir
Sans pouvoir rien de plus que prier et gémir !
Mon Dieu ! qu’ai-je donc fait pour qu’il m’ait condamnée
A ce supplice affreux qui grandit chaque année ?

Dans l’exaltation de ma propre douleur,
Peut-être, malgré moi, lui portai-je malheur ?
Peut-être ai-je hâté la crise inévitable
En frappant sur ce cœur qu’il veut invulnérable
Et qui devait pour moi s’ouvrir ou se fermer !

Hélas ! il s’est fermé pour se garder d’aimer,
Fermé dans le silence et dans la solitude !
Ma tendresse absolue et ma sollicitude
Ont éveillé son doute au lieu de l’entraîner,
Et comme il ne voulait jamais s’abandonner
A ces pensers du ciel, à ces rêves d’aurore,
Qu’il avait peur de lui, de moi, que sais-je encore ?
Voyageur éperdu qui frappe dans la nuit
La main qui le guidait, il me repousse et fuit.
C’est en vain que je souffre, en vain que je supplie,
En vain que je me meurs, il veut que je l’oublie.
– Oublier !… il l’a dit ce mot du désespoir,
Il l’a dit en parlant de vertu, de devoir ;
Il l’a dit froidement, avec insouciance,
Au nom de la raison et de l’expérience ;
Et lui, dont j’ai connu la sensibilité,
Lui, qui voit la pâleur de mon front révolté,
Lui, qui sait les tourments d’une douleur si vraie,
Lui, dont une parole aurait guéri ma plaie,
Lui, quand j’ai crié grâce à ce mot redouté,
Lui, qui voit et sait tout, il me l’a répété !…

Juste ciel ! est-ce là tout ce qu’apprend la vie ?
Est-ce là cette énigme ardemment poursuivie
Qui nous dira le grand secret ?

Est-ce le sort fatal ? Est-ce la loi suprême ?
L’amour par qui je vis et ma souffrance même,
Tout, dans l’oubli, s’abîmerait ?

Oh ! s’il en est ainsi de la sagesse humaine,
Si l’on doit, de sa vie, écarter toute peine
Comme une perte de son temps,

Si l’on doit mesurer ses plus amères larmes,
Si l’on doit, pour garder une paix sans alarmes,
Compter au chagrin ses instants ;

Si l’on doit mépriser comme un bruit misérable
Tout ce que le passé, de sa voix adorable,
A votre oreille vient crier ;

Si toute grandeur pure à la raison se brise,
Si l’égoïsme seul sur vous doit avoir prise,
Si le cœur doit se renier ;

S’il n’a plus sa fierté constante qui le venge,
Si, pareil au polype inerte, il faut qu’il change
Selon le sort inattendu
Qui l’ampute au hasard et lui fait mille entailles ;

Si la sagesse n’est, après tant de batailles,
Qu’un intérêt bien entendu ;

Oui, s’il en est ainsi, je hais et je méprise
Le bonheur, la raison, la vertu, que l’on prise
Sur toute autre chose ici-bas.

Je n’aurai jamais trop de dédain et de rage,
D’horreur et de dégoût, de vengeance et d’outrage
Pour ces calculs lâches et plats !

Et je saurai souffrir, et je dirai que j’aime,
Et je ceindrai mon front comme d’un diadème
De ma couronne de douleurs ;

Et rien n’empêchera ma passion candide
De monter jusqu’au ciel, radieuse, splendide,
Embellie encor par ses pleurs !

Septembre 18…

Poème préféré des membres

LOLICID a ajouté ce poème parmi ses favoris.

Commentaires

Aucun commentaire

Rédiger un commentaire

Louisa SIEFERT

Portait de Louisa SIEFERT

Louisa Siefert, née à Lyon le 1er avril 1845 et morte à Pau le 21 octobre 1877, est une poétesse française. Issue d’une famille protestante établie à Lyon, elle reçoit une éducation religieuse. Son père était originaire de Prusse et sa mère du canton de Thurgovie en Suisse. Son premier recueil de poèmes,... [Lire la suite]

© 2024 Un Jour Un Poème - Tous droits réservés
UnJourUnPoeme sur Facebook UnJourUnPoeme sur Twitter RSS