Poème 'La Nourrice' de François COPPÉE dans 'Les Humbles'

La Nourrice

François COPPÉE
Recueil : "Les Humbles"

À mon cher cousin et ami Auguste Baudrit.

I

Elle était orpheline et servait dans les fermes.
Saint-Martin et Saint-Jean d’été sont les deux termes
Où les gros métayers, au chef-lieu de canton,
Disputant et frappant à terre du bâton,
Viennent, pour la saison, louer des domestiques.
A peine arrivait-elle en ces marchés rustiques,
Qu’un fermier l’embauchait au plus vite, enchanté
Par sa figure franche et sa belle santé ;
Et les plus rechignés comme les plus avares
Lui prenaient le menton en lui donnant ses arrhes
Et lui payaient encore un beau jupon tout neuf.
En effet, elle était robuste comme un bœuf,
Exacte comme un coq, probe comme un gendarme.
Sa tête, un peu commune, avait pourtant ce charme
Que donnent des couleurs, deux beaux yeux et vingt ans.
De plus, toujours noués de foulards éclatants,
Ses cheveux se tordaient, noirs, pesants et superbes.
Elle savait filer, coudre, arracher les herbes,
Faire la soupe aux gens et soigner le bétail.
La dernière à son lit, la première au travail,
Aux mille soins du jour empressée et savante,
C’était le type enfin de la bonne servante.

Sage ? Qui sait ? Mais nul n’en médisait du moins.

Ce n’est que l’autre été, quand on faucha les foins,
Qu’elle fut tout à coup prise d’un goût étrange
Pour un assez beau gars, mauvais batteur en grange,
Qui courait les cafés et vivait de hasards,
Mais qui, sept ans, avait servi dans les hussards.
Tout fier d’avoir porté jadis la sabretache,
Il avait conservé la petite moustache
Et ce certain air fat qui fait qu’on est aimé.
Tout le village était par ce drôle opprimé.
Au bal, c’était toujours pour lui les belles filles ;
Au billard, observant le choc savant des billes,
Un cercle d’amateurs éblouis l’entourait.
Elle épousa ce beau tyran de cabaret
Dont aucun paysan n’avait voulu pour gendre
Et qui, lorsqu’à sa main elle parut prétendre,
Fit bien quelques façons, mais ne refusa pas,
Sachant les louis d’or cachés dans un vieux bas,
Et les rêvant déjà, transformés en bouteilles.
Toutes ces unions maudites sont pareilles :
La noce, quelques nuits de brutales amours,
La discorde au ménage au bout de quinze jours,
L’homme se dégageant brusquement de l’étreinte
Pour retourner au vin, quand la femme est enceinte,
Les courroux que des mots ne peuvent apaiser,
Et le premier soufflet près du premier baiser.
Puis la misère.
Ici l’événement fut pire.
Ce fainéant avait des instincts de vampire.
Ce monstre, le jour même où sa femme accoucha,
– L’huissier ayant saisi le ménage, – chercha
Le moyen d’exploiter encore sa femelle ;
Et, quand il vit son fils mordant à la mamelle,
Il se frotta les mains. Chose horrible ! il fallut,
Pour sauver le vieux toit, la vache et le bahut,
Que la mère quittât son pays, sa chaumière,
Son enfant, les yeux clos encore à la lumière,
Et qui, dans son berceau, gémissait, l’innocent !
Qu’elle vendit, hélas ! son lait, plus que son sang,
Et que, le front courbé par cet acte servile,
Douloureuse, elle prit le chemin de la ville.
– Elle avait bien d’abord refusé de partir ;
Mais son homme montrait un réel repentir ;
Il pleurait ; il avait juré de ne plus boire.
L’hypocrite disait : – Un père ! on peut le croire,
Plus un seul coup de vin ! Quant au petit patron,
Je m’en vais, dès demain, le mettre au biberon,
Et si monsieur n’est pas content de la cuisine,
Est-ce pour son seul fils que Jeanne, la voisine,
A deux seins ? L’un des deux sera pour ton petit.
Et, la mort dans le cœur, la nourrice partit.

II

Oh ! dans le noir wagon l’horrible nuit passée !
Sur le dur banc de bois, dans un coin affaissée,
Comme elle médita sur son sort anormal !
Ses pauvres seins gonflés de lait lui faisaient mal.
Et là-bas, son enfant, éveillé dans sa couche,
Réclamait à grands cris et cherchait de la bouche
Ce giron où l’on boit la vie avec le lait,
Premier asile humain duquel on l’exilait.
C’est ainsi qu’elle dut passer la nuit entière,
Tout en larmes, mettant la tête à la portière
Et buvant à longs traits l’air glacé du ciel noir,
Un peu pour se cacher, beaucoup pour ne pas voir,
En face d’elle assis, plein de vin et de vice,
Un groupe de soldats revenant du service
Et qui, par sa présence honnête mis en train,
Vociféraient en chœur un immonde refrain :
Le tout puant le cuir, le rhum et le cigare.

A Paris, un laquais l’attendait à la gare.
– Un coupé qu’emportait un cheval très-fringant
La conduisit devant un perron élégant
Où les autres laquais dirent : – C’est la nourrice.
Dans une chambre mauve, adorable caprice
De blonde, elle aperçut un berceau près d’un lit,
Et devant cet heureux spectacle elle pâlit.
En voyant cette jeune et jolie accouchée,
Blanche, et sur le berceau de dentelle penchée,
Devant ce doux sommeil d’enfant s’extasier,
Elle crut voir le sien dans son berceau d’osier,
Pleurant auprès du lit d’un père sans vergogne
Qui n’entend pas et dort son lourd sommeil d’ivrogne.

Elle prit le petit, qui but avidement.
La mère souriait. – Le père, en ce moment,
Survint et fit la moue en sentant l’atmosphère
De la chambre. – Il sortait… pour cette grosse affaire !..
Des dossiers sous le bras, en noir, un air subtil.
– Ah ! voici cette femme. Elle est fort bien, dit-il.
Mariée ? – Il parait. – Et son pays ? – Normande,
Près de Caen. – Permettez, chère, cette demande :
Le docteur n’est-il pas pour celles du Midi ?
– Croyez-vous ? – Puis, riant de son rire étourdi,
La mère dit : – Pour peu que cela vous convienne,
Elle est brune, je vais la mettre en Arlésienne,
Le costume est joli ; puis c’est la mode au Bois.
Le père eut un léger sarcasme dans la voix,
Et, s’en allant : – Fort bien. Amusez-vous, ma chère.

Comme elle sentait bien qu’elle était étrangère
Et qu’elle allait souffrir dans ce monde nouveau !
Son nourrisson n’était ni bien portant ni beau.
C’était un pâle enfant, pauvre vie éphémère !
Pauvre front condamné ! C’est au bal que sa mère,
Dans une valse, avait reconnu son état.
Dépitée, il fallut bien qu’elle s’arrêtât,
En songeant : – Quel ennui, huit longs mois de sagesse !
Et quand vint le moment d’avouer sa grossesse,
L’homme, – la Bourse avait baissé probablement, –
Ne trouva tout d’abord qu’un mot suspect : Vraiment !
Mais, rempli d’à-propos, comme un joueur qui triche,
Il s’attendrit bientôt, sa femme étant-très-riche.

III

Or la nourrice, ayant sans cesse l’embarras
De l’enfant qui criait faiblement dans ses bras
Et lui mordait le sein de ses lèvres avides,
Errait seule parmi les appartements vides,
Et, rustique au milieu du luxe des salons,
Comptait les jours d’exil qui lui semblaient si longs.
Triste foyer ! La mère était toujours en course,
Le père était au cercle, au Palais, à la Bourse ;
Et, quant à leur enfant, ils ne le voyaient pas,
Sauf quelquefois, le soir, à l’heure des repas,
Où le chef de maison, par pure bonté d’âme,
S’écriait : – Votre fils est fort joli, madame ! –
Puis, époux plein d’égards et sachant ce qu’il doit,
Il riait au petit et lui donnait son doigt.
Mais madame bâillait, n’étant pas satisfaite.
D’une robe apportée alors pour quelque fête,
Et, jugeant qu’on avait assez de l’avorton,
Disait : – Il se fait tard. Allez coucher Gaston.

Qu’importaient cependant à la pauvre nourrice
L’abandon désolant, la maison corruptrice,
Ce faible enfant malade et refusant son lait,
Les habits d’opéra-comique qu’il fallait,
Par les jours de soleil, montrer aux Tuileries,
Les repas à l’office et les plaisanteries
De la femme de chambre et des valets railleurs ?
Pauvre mère ? son âme était toujours ailleurs ;
Toujours elle suivait, – hélas ! par la pensée, –
Sa lettre, la dernière au pays adressée,
La réponse si lente et venant de si loin ;
Et puis elle courait chez l’écrivain du coin
Dont l’enseigne, chef-d’œuvre affreux de calligraphe,
Présente un Béranger tracé d’un seul paraphe.
Enfin on répondait : – L’enfant se porte bien ;
Il profite, il grandit, il ne manque de rien.
Mais il faut de l’argent. L’huissier gronde et réclame. –
Elle baisait la lettre, et, le bonheur dans l’âme,
A l’époux qui mentait, – dévoûment incompris, –
De son dur esclavage elle envoyait le prix.

IV

L’hiver revint, joyeux : grands dîners, bals, théâtres,
Le nourrisson avait des toux opiniâtres,
Et sous son front ridé brillaient ses yeux trop grands
Bref, le pauvre chétif, un soir que ses parents
Étaient allés bâiller à quelque opéra bouffe,
Eut un de ces accès trop longs dont on étouffe,
Sa nourrice le vit expirer sur son sein ;
Puis la mère, en rentrant, trouva le médecin
Penché sur le petit cadavre déjà roide,
Et, confuse, ayant peur de paraître trop froide,
Fit, pour pleurer beaucoup, des efforts inouïs.

Congédiée alors avec quelques louis
Et l’esprit inquiet de cette mort subite,
La nourrice voulut revenir au plus vite
Au fils qu’elle pouvait allaiter aujourd’hui,
A l’enfant campagnard, qui se portait bien, lui !
O le voyage heureux que l’espérance abrège
Que lui font le ciel gris, les champs vêtus de neige,
Et, là-bas, les bois noirs où volent les corbeaux ?
Tout, les arbres, les champs, le ciel, lui semblent beaux.
Le pays est plus près, le lieu d’exil recule.
Dans un instant, sur la rougeur du crépuscule,
Ses yeux mouillés de pleurs verront se détacher
La silhouette mince et noire du clocher.
C’est le terme à présent de sa longue souffrance.
Elle va voir son fils ! – Enfin, ô délivrance !
Le train s’arrête avec ses rudes chocs de fer.

Mais pourquoi donc est-il si froid, ce soir d’hiver ?
Pourquoi le vent du nord gémit-il dans les branches ?
Pourquoi donc les fossés des mornes routes blanches,
Noirs et béants, sont-ils pleins d’une horreur sans nom ?
Pourquoi toutes ces voix qui semblent dire : Non,
Parmi ces tourbillons siffleurs de feuilles mortes ?
Pourquoi ces hurlements de gros chiens sous les portes ?
Pourquoi ce cher pays, aimé de tant d’amour,
Fait-il donc cet accueil hostile à ce retour ?

La voilà cependant au bout de son voyage.
La nuit tombe. Tout est désert dans le village.
L’église au vieux portail dans la brume apparaît ;
Et, près de là, voici le houx du cabaret
D’où sort, vibrante et claire, une chanson bachique.
– Soudain la voyageuse a fait halte, tragique,
Bouche béante et comme allant pousser un cri.
Car cette voix, c’est bien celle de son mari ;
Cette ombre profilée en noir sur les fenêtres,
C’est la sienne. Il avait donc menti dans ses lettres ;
Il est toujours le même ; elle avait bien raison ;
Il boit, et le petit est seul à la maison.
Le cerveau traversé d’une affreuse lumière,.
Éperdue, elle court en hâte à sa chaumière.
La porte est entr’ouverte, elle entre. – Qu’il fait noir !
Du feu ! bien vite. – Et la malheureuse put voir,
Dans la chambre à présent sordide et demeublée,
Le reste du repas de l’ivresse attablée,
Le jambon qu’il mangea, la bouteille qu’il but,
Et, dans l’ombre, parmi les choses de rebut,
Sale, brisé, couvert de toiles d’araignée,
– Objet horrible aux yeux d’une mère indignée
Et qu’on avait jeté dans ce coin sans remord, –
L’humble berceau d’osier du petit enfant mort.

Elle tomba. C’était la fin du sacrifice.

V

Et depuis lors, on voit, à Caen, dans un hospice,
Tenant fixe sur vous ses yeux secs et brûlants,
Une femme encor jeune avec des cheveux blancs,
Qui cherche de la main sa mamelle livide
Et balance toujours du pied un berceau vide.

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