Poème 'Venise' de Jules LEFÈVRE-DEUMIER

Venise

Jules LEFÈVRE-DEUMIER

Gondolier ! à Venise. — O ville enchanteresse !
Enfin je t’aperçois : Venise, une déesse
A d’un coup de baguette élevé sur les mers
Tes châteaux élégants, ton magique univers !
Au détroit de Sicile, on prétend que Morgane,
Déroulant tout à coup sa cité diaphane,
Y sème de ses dons le vaporeux trésor,
Sur un sol transparent jette des temples d’or ;
Puis, de leur toit vermeil dissipe le prodige :
Mais toi, réalisant ce merveilleux prestige,
Tu montres tous les jours, comme dans leurs berceaux,
Tes palais endormis sur l’abîme des eaux.
Quel amant de tes nuits n’a béni le silence,
De tes chemins flottants la discrète indolence ?
Qu’on me verra de fois errant sur tes canaux,
Au doux bruit de la rame, au chant des boléros,
Dans la barque rêveuse où joûra ma paresse,
Bercer sous mes baisers l’amour d’une maîtresse !
Oui, quand l’astre du jour viendra du haut des cieux
Sur le miroir bruni des flots capricieux
De vingt îles d’argent semer l’éclat mobile,
Navigateur sans crainte et pourtant inhabile,
J’irai, le luth en main, sur un canot furtif,
Tenter cet archipel brillant et fugitif,
Et, de mes longs plaisirs savourant l’ambroisie,
M’enivrer de bonheur, d’amour, de poésie….
Hélas ! en approchant, ces rêves gracieux,
Comme un char qui s’éloigne, abandonnent nos yeux.
Le génie engourdi sent expirer sa flamme ;
Je ne sais quel fardeau tombe et pèse sur l’ame ;
Le soleil monotone est déjà moins riant.
Cette ville qui semble un vaisseau d’Orient
Arrivé par hasard dans un port d’Italie,
Qui, d’un éclat si riche autrefois embellie,
Étalait sur les flots qu’elle avait maîtrisés,
Sa pourpre conquérante et ses mâts pavoises.
Cette ville aujourd’hui semble, en butte à l’orage ,
Sur son ancre appuyée, attendre le naufrage.
La laine asiatique et le luxe des arts
N’ornent plus ses cafés, ses kiosques, ses bazars.
Sous le voile qui cache ou qui feint la jeunesse,
Les femmes ne vont plus, brillantes d’allégresse,
Du ridotto muet éveiller les concerts,
Ou promettre à l’amour les faveurs de leurs fers.
On dirait qu’un fléau, venu d’un autre empire,
La peste, a poursuivi cet immense navire.
Au rivage du Maure un moment arrêté,
Ce n’est pas ce fléau, qu’il en a rapporté,
Qui gangrène aujourd’hui l’impure multitude ;
C’en est un plus affreux…. car c’est la servitude.

Qu’avec douleur alors, ô Cybèle des mers,
Nous contemplons tes murs, tes monuments déserts !
Les voilà dépouillés de leur antique gloire.
Tes vaisseaux ne vont plus, frétés par la victoire,
Vers les sources du jour, qui l’attendent en deuil,
Du lion de Saint-Marc désaltérer l’orgueil ;
Ses ailes vers le ciel ont beau s’étendre encore,
Elles ont oublié les chemins du Bosphore ;
Leur essor immobile atteste leur sommeil.
Comme une aigle captive à l’aspect du soleil,
Il regarde les mers autrefois son domaine,
Et tend de tout son poids la longueur de sa chaîne ;
Mais rien ne lui rendra son vol large et hautain,
L’esclavage est plus lourd que ses ailes d’airain.

Qui ne t’admirait pas, quand l’encens de la terre,
Rome de l’Océan, était ton tributaire ;
Quand les flots, de Lépante accourus triomphants,
Battaient ces ponts guerriers que souillent tes enfants,
Ou quand le Bucentaure, autel patriotique,
Formait l’hymen du Doge et de l’Adriatique !
Veuve aujourd’hui, la mer ne voit plus sur ses eaux
S’étendre et se baigner l’ombre de tes drapeaux,
Et saint Marc ne voit plus sur sa tour solennelle,
La Liberté, debout comme une sentinelle,
Signaler les dangers qui menacent ton sein,
Et gouverner ton peuple, un phare dans la main.
Oh ! combien j’implorais du fond de ma faiblesse
L’honneur d’utiliser mon oisive jeunesse !
J’avais vu tout Venise, exploré ses remparts,
Interrogé sa cendre, et ses lambeaux épars.
Des mines de l’histoire exhumant la richesse,
J’avais de son passé décoré sa vieillesse ;
Il fallait à mes yeux des spectacles nouveaux,
Des pays généreux, de généreux travaux ;
J’aurais voulu des mers traverser la distance,
Au secours des mourants porter mon existence,
Rencontrer des périls qui fuyaient sous mes pas.
Aux échos du Lido je ne demandais pas
Ces refrains caressants des octaves du Tasse,
Que ne promène plus la gondole qui passe :
Je demandais le bruit du bronze et des clairons,
Et le cri du poète au sein des escadrons,
De la lyre et du fer frappant la tyrannie.
Eh ! que ne peut-il pas, armé de son génie !
Des guerriers qu’il soutient consacrant la valeur,
Il peut, s’ils sont vaincus, racheter leur malheur,
Comme l’on vit jadis défaits à Syracuse,
Les Athéniens captifs sauvés par une muse ;
La lyre d’Euripide acquitta leur rançon.
Sur son char de triomphe elle arrêta Gélon :
Sa main laissa tomber l’épée avec les rênes,
Et ses mille affranchis, retournant vers Athènes,
Mêlaient un nom tragique au cri de liberté.
On entend cependant le vulgaire hébété,
Au milieu des concerts que l’avenir répète,
Demander en riant ce que c’est qu’un poète ?
Que je voudrais répondre en l’étant à mon tour !
C’est un dieu renfermé dans cet étroit séjour,
Qui s’élève vivant au-dessus de l’histoire,
Et vers le ciel natal remonte par la gloire.

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