Récits épiques – La Veillée
I
Dès que son fiancé fut parti pour la guerre,
Sans larmes dans les yeux ni désespoir vulgaire,
Irène de Grandfief, la noble et pure enfant,
Revêtit les habits qu’elle avait au couvent :
La robe noire avec l’étroite pèlerine
Et la petite croix d’argent sur la poitrine.
Elle ôta ses bijoux, ferma son piano,
Et gardant seulement à son doigt cet anneau,
Seul souvenir du soir de printemps où, ravie,
Au vicomte Roger elle engagea sa vie,
Aveugle à ce qu’on fait et sourde à ce qu’on dit,
Près du foyer, stoïque et pâle, elle attendit.
Roger, quand il connut la première défaite,
Comme un heureux qu’on trouble au milieu d’une fête,
Soupira, mais agit en homme brave et prompt.
Prenant congé d’Irène, et coupant sur son front
Une boucle de fins cheveux, il l’avait mise
Dans un médaillon d’or porté sous la chemise ;
Puis, sans qu’on le retînt ni qu’on le retardât,
Il s’était engagé comme simple soldat.On sait trop ce que fut cette guerre. Impassible,
Et de l’absent aimé parlant le moins possible,
Irène, tous les jours, à l’heure où le piéton
Descendait, sac au dos, la route du canton,
Le regardait venir assise à la fenêtre ;
Et lorsqu’il s’éloignait sans déposer de lettre,
Elle étouffait un long sanglot ; et c’était tout.Le vicomte écrivait : et jusqu’au milieu d’août,
Irène n’eut pas l’âme encor trop alarmée.
Enfin il fut bloqué dans Metz avec l’armée ;
Et sachant seulement d’un fuyard de là-bas
Qu’il n’avait point péri dans les premiers combats,
Irène, devant tous domptant ses pleurs rebelles,
Eut le courage alors de vivre sans nouvelles.
On la vit devenir plus pieuse qu’avant ;
Elle passait sa vie à l’église ; et souvent
Elle allait visiter les pauvres du village,
Parlant plus longuement et donnant davantage
À ceux dont les enfants par la guerre étaient pris.C’était le temps affreux du siège de Paris ;
Gagnant toute la France ainsi qu’une gangrène,
L’invasion touchait presque au château d’Irène ;
Des uhlans fourrageaient dans le pays voisin.
Le curé de l’endroit et le vieux médecin
Avaient beau, chaque soir, au foyer de famille,
Ne parler que de mort devant la jeune fille,
Elle n’avait au cœur aucun pressentiment.
– Roger était à Metz avec son régiment ;
À sa dernière lettre il était sans blessure ;
Il vivait, il devait vivre ; elle en était sûre.
– Et, forte de l’espoir des fidèles amours,
Le chapelet aux doigts, elle attendait toujours.II
Un matin, elle fut en sursaut réveillée.
Là-bas, au bout du parc, sous l’épaisse feuillée,
Des coups de feu pressés annonçaient l’ennemi.
La noble enfant rougit d’abord d’avoir frémi ;
Elle voulait, ainsi que Roger, être brave.
Comme s’il ne se fût rien passé de plus grave,
Calme, elle s’habilla, puis, ayant achevé
Sa prière du jour sans omettre un Ave,
Descendit au salon, le sourire à la bouche.Ce n’était presque rien, une simple escarmouche.
Des soldats bavarois, venus en éclaireurs
Et brusquement surpris par quelques francs-tireurs,
S’enfuyaient. Tout, au loin, rentrait dans le silence.« Il faudrait établir, dit-elle, une ambulance. »
En effet, on avait justement ramassé
Sur le lieu du combat un officier blessé,
Un Bavarois, le cou traversé d’une balle ;
Et quand on apporta ce grand jeune homme pâle,
Les yeux clos, et saignant sur un vieux matelas,
Sans trembler d’un frisson, sans pousser un hélas,
Irène le fit mettre avec sollicitude
Dans la chambre où Roger demeurait d’habitude,
Quand, pour faire sa cour, il venait au château.
Elle porta dehors la veste et le manteau
Tout noirs de sang, pendant qu’on couchait le malade,
Gronda le vieux valet qui prenait l’air maussade
Et qui ne montrait pas assez d’empressement,
Et, quand le docteur fit le premier pansement,
L’assista de ses mains ainsi qu’une sœur grise.
Enfin quand, le regard tout rempli de surprise
Et de reconnaissance heureuse, le blessé
Se fut parmi les doux oreillers affaissé,
Elle s’assit devant cette tête assoupie,
Demanda du vieux linge et fit de la charpie.
– C’était ainsi qu’Irène entendait le devoir.Le soir du même jour, le docteur vint revoir
Son malade, et faisant étrangement la moue,
Il dit entre ses dents : « Oui, le sang à la joue,
Le pouls trop vif… Allons ! une mauvaise nuit…
La fièvre, le délire et tout ce qui s’ensuit !– Mourra-t-il ? dit Irène, un frisson sur la lèvre.
– Qui sait ? Je vais tâcher de couper cette fièvre.
Cette formule-ci souvent a du succès.
Mais il faut que quelqu’un observe les accès,
Le veille jusqu’au jour et le soigne avec zèle.– Je suis prête, docteur. – Non pas, mademoiselle,
L’un de vos gens peut bien… – Non, docteur, car Roger
peut-être est prisonnier, malade, à l’étranger,
S’il lui fallait les soins que ce blessé demande,
Je voudrais qu’il les eût des mains d’une Allemande.– Soit ! dit le vieux docteur en lui tendant la main.
Vous allez donc veiller ici jusqu’à demain.
Il suffit d’un accès de fièvre pour qu’il meure ;
Donnez la potion de quart d’heure en quart d’heure.
Au jour je reviendrai pour juger de l’effet. »Puis il partit, laissant Irène à ce chevet.
III
Elle était là depuis une minute à peine,
Lorsque le Bavarois, se tournant vers Irène,
Et sur la jeune fille ouvrant l’œil à demi :« Ce médecin, dit-il, me croyait endormi ;
Mais j’ai tout entendu. Merci, mademoiselle,
Merci du fond du cœur, moins pour moi que pour celle
À qui vous me rendrez et qui m’attend là-bas ! »Elle lui répondit : « Ne vous agitez pas.
Dormez. C’est du repos que dépend votre vie.
– Non, reprit-il, il faut d’abord que je confie
Le secret que j’ai là ; car la mort peut venir.
J’ai fait une promesse et je veux la tenir.
– Parlez donc, dit Irène, et soulagez votre âme.
– La guerre… Non, la guerre est une chose infâme !
C’était le mois dernier, sous Metz… j’eus le malheur
De tuer un Français… » Pour cacher sa pâleur,
Irène, de la lampe, abaissa la lumière.
Il reprit : « Nous allions surprendre une chaumière
Où les vôtres s’étaient fortifiés. Ce fut
Comme font les chasseurs quand ils vont à l’affût ;
Vers le poste français, par une nuit très sombre,
L’arme prête, muets, nous nous glissons en nombre,
Le long des peupliers disposés en rideaux.
J’enfonce, le premier, mon sabre dans le dos
Du soldat qui faisait sentinelle à la porte ;
Il tombe sans avoir même crié main-forte ;
Nous prenons la masure et tout est massacré ! »Irène se cacha les yeux.
« Tout effaré Du combat, je sortais de ce lieu de carnage,
Quand la lune soudain déchirant un nuage
Me fit voir, éclairé de son pâle reflet,
Un soldat se tordant par terre et qui râlait,
Le soldat que mon sabre avait percé, le même !…
Me sentant pris pour lui d’une pitié suprême,
Je me mis à genoux, voulant le secourir :
Mais il me dit : « Il est trop tard… Je vais mourir…
Vous êtes officier… gentilhomme peut-être !…
– Oui. Que puis-je pour vous ? – Seulement me promettre
De renvoyer ceci, dit-il, en saisissant
Un médaillon caché dans sa poitrine en sang,
À… » Mais son dernier souffle emporta sa pensée ;
Le nom de son amante ou de sa fiancée
Par le pauvre Français ne fut pas achevé.
En voyant un blason sur le bijou gravé,
Je l’emportai, gardant pour plus tard l’espérance
De découvrir parmi la noblesse de France
La femme à qui revient ce legs du soldat mort.
Le voici, gardez-le ; mais jurez-moi d’abord,
Si la mort ne doit pas ici me faire grâce,
Que vous accomplirez ce devoir à ma place. »Et sur le médaillon offert par l’étranger
Irène reconnut le blason de Roger.
Alors, le cœur tordu d’une douleur mortelle :
« Je le jure, monsieur. Dormez en paix ! » dit-elle.IV
Le blessé, soulagé d’avoir fait cet aveu,
S’est assoupi. Le sein palpitant, l’œil en feu,
Irène, près de lui, reste debout, sans larmes.Oui, son amant est mort. Ce sont bien là ses armes,
C’est bien là son blason aussi fameux qu’ancien,
Et le sang qui noircit ce bijou, c’est le sien !
Ce n’est pas d’une mort héroïque et guerrière
Qu’a succombé Roger, mais frappé par derrière,
Sans pouvoir appeler ses amis, sans crier ;
Et cet homme qui dort là, c’est son meurtrier !
C’est bien son meurtrier ; il s’est vanté de l’être,
D’avoir frappé Roger dans le dos, comme un traître ;
Et maintenant il dort son lourd sommeil épais,
Et c’est à lui qu’Irène a dit : « Dormez en paix ! »
Et, comme une suprême et cruelle ironie,
Elle doit de ce front écarter l’agonie,
Rester à ce chevet jusqu’au soleil levant,
Comme une bonne mère auprès de son enfant :
Elle doit lui verser, de quart d’heure en quart d’heure,
Le remède prescrit pour empêcher qu’il meure ;
Cet homme y compte bien ; il repose, abrité
Sous le toit protecteur de l’hospitalité ;
Le flacon qui contient sa vie est sur la table,
Il attend !… N’est-ce pas que c’est épouvantable ?Quoi ! lorsqu’elle se sent lentement envahir
Par tout ce que contient d’affreux le mot haïr ;
Lorsque gronde en son sein la colère terrible
Qui dirige le bras de Jahel, dans la Bible,
Quand elle cloue au sol le front de Sisarah,
Cet Allemand maudit, elle le sauvera !
Allons donc ! On n’est pas à ce point généreuse !
Quand elle cède presque à la pensée affreuse,
À l’atroce désir de tirer du fourreau
Le sabre avec lequel a frappé le bourreau
Et dont brille en un coin le lourd pommeau de cuivre,
Pour obéir aux vains préjugés et pour suivre
On ne sait quel devoir et quel respect humain,
Elle-même mettra dans cette horrible main
Par qui toute sa joie ici-bas fut ravie,
Le repos, le sommeil, la guérison, la vie !
Jamais ! Cette fiole, elle va la briser.
Mais non, c’est inutile. Elle n’a qu’à laisser
S’accomplir le destin ; pour servir sa vengeance,
Il semble qu’avec elle il soit d’intelligence :
Ce malade, elle n’a qu’à le laisser mourir…
Oui, le remède est là qui pourrait le guérir,
Mais ne peut-elle pas s’être, une heure, endormie ?Puis elle fond en pleurs et s’écrie : « Infamie ! »
Et la lutte durait encor, quand l’Allemand,
Tiré de son sommeil par un gémissement,
S’agita dans un rêve, et, fiévreux, dit : « À boire ! »Irène alors leva vers le vieux Christ d’ivoire
Suspendu sur le mur, à la tête du lit,
Un sublime regard de martyre, et pâlit,
Puis, l’œil toujours fixé sur le Dieu du Calvaire,
Versa le contenu du flacon dans un verre,
Et délicatement fit boire le blessé.Seigneur, vous avez vu, seul, ce qui s’est passé
Au chevet de ce lit, dans ces heures funèbres,
Lorsque l’Esprit du mal parla dans ces ténèbres :
Vous qui fûtes conduit au désert par Satan
Et n’avez qu’à la fin pu lui dire : « Va-t’en ! »
Vous pardonniez, Seigneur, à cette âme tentée.
Lorsque l’épreuve enfin fut par elle acceptée,
Vous seul étiez témoin et vous seul approuviez !
Vous souvenant alors du Mont des Oliviers,
Où frémissant devant l’approche du supplice,
Vous disiez : « Ô mon père, éloignez ce calice ! »
Vous avez eu pitié de ce cœur trop puni,
Seigneur, et je suis sûr que vous avez béni !V
Mais quand le médecin, qui revint vers l’aurore,
La vit près du blessé, le faisant boire encore
Et soutenant le verre avec ses doigts tremblants,
Il s’aperçut qu’Irène avait les cheveux blancs.
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François COPPÉE
François Édouard Joachim Coppée, né le 26 janvier 1842 à Paris où il est mort le 23 mai 1908, est un poète, dramaturge et romancier français. Coppée fut le poète populaire et sentimental de Paris et de ses faubourgs, des tableaux de rue intimistes du monde des humbles. Poète du souvenir d’une première rencontre... [Lire la suite]
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Trinité métallurgique
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D’argent, de fer, de cuivre, ainsi nous existons,
Nous sommes en ce monde une triple hypostase ;
De libres électrons nous portent à l’extase,
De Bilitis les dons toujours nous acceptons.
Sous nos visages grecs nous nous manifestons,
D’Aphrodite et d’Arès, d’Hécate aux quatre phases ;
Le sang des animaux coule en de nobles vases,
Nous en faisons trois parts et nous le dégustons.
Bilitis veut par là protéger son amante,
Elle se fie à nous, les dieux jamais ne mentent ;
Nous ne l’exposerons à nul péril fatal.
Hécate sur un gril prépare les deux lièvres,
Arès rit, Aphrodite a le sourire aux lèvres,
Chacun des trois emplit son assiette en métal.