Poème 'Éliza' de Jules LEFÈVRE-DEUMIER dans 'Le Parricide'

Éliza

Jules LEFÈVRE-DEUMIER
Recueil : "Le Parricide"

Celui qui survit à l’objet qu’il aime, se trouve comme an milieu d’un peuple
sauvage, il parle et n’est point entendu ; on lui parle, il ne peut répondre…..
Inaccessible aux émotions douces, même à celles de la vertu, il ne la regarde
que comme un devoir ; il ne se souvient plus qu’elle est un plaisir.
FLORIAN, Gonzalve, liv. 8.

Du haut d’un roc désert, contemplant les combats,
Éliza s’y mêlait, et d’un œil intrépide,
Semblait de l’ennemi poursuivre les soldats ;
L’amour rend son regard plus prompt et plus rapide.
Réglant de loin ses pas sur ceux des bataillons,
De leur marche rusée elle suit les sillons.
Malgré l’airain bruyant qui vomit le carnage,
Un jeune enfant sommeille, appuyé sur son bras,
Sa fille, doux fardeau qui ne fatigue pas,
Qui, semblable à son père, en rajeunit l’image.
Un fils, à ses côtés, se suspend à sa main,
Et sur tout ce qu’il voit l’interroge en chemin.
Elle s’arrête enfin, près d’un bois descendue,
Et cherche, de la plaine embrassant l’étendue,
Ce panache aux crins noirs, que son doigt diligent
Attacha le matin sur un cimier d’argent.
Traversant d’un coup d’œil la fumeuse poussière,
Elle a de son époux reconnu la bannière.
« Oui, voilà mon écharpe, où, brodé de ma main,
« De nos pensers d’amour voltige le refrain ;
« De nos chiffres noués, oui j’aperçois la trace,
« Et les étoiles d’or qui sèment sa cuirasse.
« Ah, pourquoi mes enfans ont-ils besoin de moi !
« J’irais, mon jeune ami, combattre auprès de toi :
« Mon corps serait du tien le bouclier fidèle,
« Je garderais ta vie, «en m’exposant pour elle,
« Tu donnerais la mort, moi je l’écarterais,
« Je ne combattrais pas, je te protégerais. »
Tout à coup mille cris élancés par la joie,
Annoncent une armée à la défaite en proie ;
Éliza les écoute, et rend grâce à genoux
Au dieu qui l’a sauvée, en sauvant son époux :
Et d’un trait égaré l’atteinte meurtrière,
Avec son allégresse interrompt sa prière ;.
Le plomb s’ouvre en son cœur un douloureux chemin.
Pour arrêter son sang elle y porte la main,
Et tombe : « O mes enfans, vous n’avez plus de mère !
« Pour qu’on m’enlève à lui, qu’a donc fait votre père ? »
Contre ses flancs alors en rapprochant son fils :
«O mon cœur, reste encor ! ne cesse pas de battre !
«Attends que mon époux ait cessé de combattre ;
« Afin que vers ces lieux, attiré par mes cris,
« Il puisse, à mon départ, me bénir et m’entendre,
« Et sauver mes enfans, que je ne puis défendre. »
Puis à son jeune fils qui pleurait ses douleurs,
Avec sa main sanglante elle essuya les pleurs.
Le guerrier cependant retiré du carnage,
Va sous son pavillon reposer son courage :
Personne, à pas pressés, ne vient le recevoir ;
Il entre, il ne sent pas la main accoutumée
Soulever doucement son casque pour le voir ;
Il cherche, et ne voit pas sa belle bien-aimée
Venir lui détacher ses éperons poudreux,
Délacer son armure, et d’un vin savoureux
Offrir à sa fatigue une coupe attentive.
Il sort, et du combat la plaine encor plaintive,
Revoit, mais sans terreur, son front sous le harnois.
De mille noms connus il frappe au loin les bois.
Tout se tait…. La nuit vient, et sa frayeur redouble,
De sa marche inquiète il promène le trouble,
Rien ne peut à la crainte arracher ses esprits.
Las ! il n’est que trop sûr le malheur qui t’afflige,
La fleur que tu chéris a plié sur sa tige ;
Et de tes orphelins se prolongent les cris.
Enfin la nuit se passe.,. Il écoute… on l’appelle…
C’est un être souffrant qui finit de souffrir.
Son cœur plein d’Éliza croit sentir que c’est elle ;
Il ne la voyait pas… Il l’entendait mourir.
Haletant il arrive : « Ah ! te voilà, mon père,
« Lui dit son jeune fils en lui tendant la main ;
« Nous t’attendions hier, pourquoi viens-tu demain ?
« Nous nous sommes perdus, le soir, pendant la guerre.
«Ma mère s’est assise, et m’a dit : Mon enfant,
« Je ne puis plus marcher ; te voilà déjà grand,
« Prends bien soin de ta sœur, tandis que je sommeille.
« Mais elle dort toujours sans que rien la réveille. »
Hélas, elle dormait ! Dessous son vêtement
Elle abritait sa fille expirante près d’elle ;
Et sa fille collée à sa froide mamelle,
Cherchait sous la blessure un reste d’aliment.
« Éveille donc ma mère ! » — « Oui, mon fils, tout à l’heure…»
Et courbé sur son corps, le guerrier tombe et pleure.
Il se relève enfin, tout pâle, et l’œil hagard,
Fixant sur le cadavre un stupide regard.
Le guerrier, qui déjà se croit seul sur la terre,
Ne voit plus ses enfans, maudit son abandon,
Arrache du fourreau son sanglant cimeterre ;
Et son fils à genoux lui demande pardon ;
Il craint d’avoir mal fait, se rend timide, et tremble.
Lui, rejetant la mort, ce Viens, mon fils, lui dit-il ;
«Tu m’apprends mon devoir en craignant un péril :
« Quand je pourrai pleurer, nous pleurerons ensemble ;
«Puisque j’ai des enfans, je dois encor souffrir :
«Sans vous avoir bénis je ne veux pas mourir. »
Et, tournant vers les cieux sa paupière muette,
Il emmène à pas lents sa famille incomplète.


Paris, 18 juillet 1819.

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