Poème 'Stances de la mort' de Jean de SPONDE dans 'Essai de quelques poèmes chrétiens'

Stances de la mort

Jean de SPONDE
Recueil : "Essai de quelques poèmes chrétiens"

Mes yeux, ne lancez plus votre pointe éblouie
Sur les brillants rayons de la flammeuse vie,
Cillez-vous, couvrez-vous de ténèbres, mes yeux :
Non pas pour étouffer vos vigueurs coutumières,
Car je vous ferai voir de plus vives lumières,
Mais sortant de la nuit vous n’en verrez que mieux.

Je m’ennuie, de vivre, et mes tendres années,
Gémissant sous le faix de bien peu de journées,
Me trouvent au milieu de ma course cassé :
Si n’est-ce pas du tout par défaut de courage,
Mais je prends, comme un port à la fin de l’orage,
Dédain de l’avenir pour l’horreur du passé.

J’ai vu comme le Monde embrasse ses délices,
Et je n’embrasse rien au Monde que supplices,
Ses gais printemps me sont de funestes hivers,
Le gracieux Zéphir de son repos me semble
Un Aquilon de peine, il s’assure et je tremble,
Ô que nous avons donc de desseins bien divers !

Ce Monde, qui croupit ainsi dedans soi-même,
N’éloigne point jamais son cœur de ce qu’il aime,
Et ne peut rien aimer que sa difformité :
Mon esprit au contraire hors du Monde m’emporte,
Et me fait approcher des Cieux en telle sorte
Que j’en fais désormais l’amour à leur beauté.

Mais je sens dedans moi quelque chose qui gronde,
Qui fait contre le Ciel le partisan du Monde,
Qui noircit ses clartés d’un ombrage touffu,
L’esprit qui n’est que feu de ses désirs m’enflamme,
Et la chair qui n’est qu’eau pleut des eaux sur ma flamme,
Mais ces eaux-là pourtant n’éteignent point ce feu.

La chair des vanités de ce monde pipée
Veut être dans sa vie encor enveloppée,
Et l’esprit pour mieux vivre en souhaite la mort.
Ces partis m’ont réduit en un péril extrême.
Mais, mon Dieu, prends parti de ces partis toi-même,
Et je me rangerai du parti le plus fort.

Sans ton aide, mon Dieu, cette chair orgueilleuse
Rendra de ce combat l’issue perilleuse,
Car elle est en son règne, et l’autre est étranger.
La chair sent le dous fruit des voluptés présentes,
L’Esprit ne semble avoir qu’un espoir des absentes.
Et le fruit pour l’espoir ne se doit point changer.

Et puis si c’est ta main qui façonna le Monde,
Dont la riche Beauté à ta beauté réponde,
La chair croit que le Tout pour elle fut parfait.
Tout fût parfait pour elle, et elle d’avantage
Se vante d’être, Ô Dieu, de tes mains un ouvrage,
Hé ! defairois-tu donc ce que tes mains ont fait?

Voila comme l’effort de la charnelle ruse
De son bien pour son mal ouvertement abuse,
En danger que l’Esprit ne ploie en fin sous lui.
Viens donc, et mets la main, mon Dieu, dedans ce trouble,
Et la force à l’esprit par ta force redouble :
Un bon droit a souvent besoin d’un bon appui.

Ne crains point, mon Esprit, d’entrer en cette lice,
Car la chair ne combat ta puissante justice
Que d’un bouclier de verre, et d’un bras de roseau.
Dieu t’armera de fer pour piler ce beau verre,
Pour casser ce roseau : et la fin de la guerre,
Sera pour toi la Vie, et pour elle un Tombeau.

C’est assez enduré que de cette vermine
La superbe insolence à ta grandeur domine,
Tu lui dois commander, cependant tu lui sers :
Tu dois purger la chair, et cette chair souille,
Voire, de te garder un désir te chatouille,
Mais cuidant te garder, mon esprit, tu te perds.

Je te sens ému de quelque inquiétude,
Quand tu viens à songer à cette servitude,
Mais ce songe s’étouffe au sommeiil de ce corps :
Que si la voix de Dieu te frappe les oreilles,
De ce profond sommeil soudain tu te réveilles :
Mais quand elle a passé soudain tu te r’endors.

Tu surmontes tantôt, mais tantôt tu succombes,
Tu vas tantôt au Ciel, mais tantôt tu retombes,
Et le Monde t’enlasse encore en ses détours :
C’est bien, car tu crains ce que plus tu désires,
Ton espérance même a pour toi des martyres,
Et bref tu vois Bien, mais tu suis le rebours.

Encore ce peu de temps que tu mets à résoudre
Ton départ de la Terre, un nuage de poudre,
Que tu pousses en l’air enveloppe tes pas :
J’ai bien vu sauteler les bouillons de ton zèle,
J’ai vu fendre le vent aux cerveaux de ton aile,
Mais tu t’es refroidi pour revoler en bas.

Hélas ! que cherches-tu dans ces relans abîmes
Que tu noircis sans fin des horreurs de tes crimes ?
He ! que tâtonnes-tu dans cette obscurité
Où ta clarté, du vent de Dieu même allumée,
Ne pousse que les flots d’une épaisse fumée,
Et contraint à la mort son immortalité ?

Quelle plaine en l’enfer des ces pointus encombres ?
Quel beau jour en la nuit de ces affreuses ombres ?
Quel doux largue au détroit de tant de vents battu ?
Reprends cœur, mon Esprit, reprends nouvelle force,
Toi, moelle de mon foetus, perce à travers l’écorce,
Et vivant, fait mourir l’écorce, et le feotu.

Apprends même du Temps, que tu cherches d’étendre.
Qui coule, qui se perd, et ne te peut attendre.
Tout se hâte, et se perd, et coule avec ce Temps :
Où trouveras-tu donc quelque longue durée ?
Ailleur ! mais tu ne peux sans la fin mesurée
De ton mal, commencer le Bien que tu prétends.

Ton Mal, c’est ta prison, et ta prison encore
Ce corps dont le souci jour et nuit te dévore :
Il faut rompre, il faut rompre en fin cette prison.
Tu seras lors au calme, au beau jour, à la plaine !
Au lieu de tant de vents, tant de nuit, tant de gêne,
Qui battent, qui noircit, qui presse ta raison.

O la plaisante Mort qui nous pousse à la Vie,
Vie qui ne crait plus d’être ravie !
O le vivre cruel qui craint encor la Mort !
Ce vivre est une Mer où le bruyant orage
Nous menace à tous coups d’un assuré naufrage :
Faisons, faisons naufrage, et jettons nous au Port.

Je sais bien, mon Esprit, que cet air, et cette onde,
Cette terre, et ce Feu, ce Ciel qui ceint le Monde,
Enfle, abîme, retient, brûle, éteint tes désirs :
Tu vois je ne sais quoi de plaisant et aimable,
Mais le dessus du Ciel est bien plus estimable,
Et de plaisants amours, et d’aimables plaisirs.

Ces Amours, ces Plaisirs, dont les troupes des Anges
Caressent du grand Dieu les merveilles étranges
Aux accords raportés de leur diverses voix,
Sont bien d’autres plaisirs, amours d’autre Nature.
Ce que tu vois ici n’en est pas la peinture,
Ne fut-ce rien sinon pour ce que tu le vois.

Invisible Beauté, Délices invisibles,
Ravissez-moi du creux de ces manoirs horribles,
Fondez-moi cette chair, et rompez moi ces os :
Il faut passer vers vous à travers mon martyre,
Mon martyre en mourant : car hélas ! je désire,
Commencer au travail et finir au repos.

Mais dispose, mon Dieu, ma tremblante impuissance.
A ces pesants fardeaux de ton obeissance :
Si tu veux que je vive encore, je le veux.
Et quoi ? m’envies-tu ton bien que je souhaite?
Car ce ne m’est que mal que la vie imparfaite,
Qui languit sur la terre, et qui vivroit aux Cieux.

Non, ce ne m’est que mal, ce mal plein d’espérance
Qu’aprés les durs ennuis de ma longue souffrance,
Tu m’étendras ta main, mon Dieu, pour me guarir.
Mais tandis que je couve une si belle envie
Puis qu’un bien est le but, et le bout de ma vie,
Apprends-moi de bien vivre, afin de bien mourir.

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Jean de SPONDE

Portait de Jean de SPONDE

Jean de Sponde (Joanes Ezponda, en basque), né en 1557 à Mauléon (Pays Basque) et mort le 18 mars 1595 à Bordeaux, est un poète baroque français. Né dans une famille liée à la cour de Navarre, élevé dans un milieu protestant et austère, brillant élève, il reçoit de Jeanne d’Albret, mère de Henri IV, une bourse... [Lire la suite]

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